samedi 2 juillet 2016

La légende du Hammond B3, 3ème partie. Organ and Soul, l'âge d'or Blue Note : De Baby Face Willette à Larry Young

En 1999 parut un double CD faisant partie de la collection “The History od Blue Note”, rétrospective des enregistements les plus marquants du label. Le volume 3 s'intitulait “1956-1967 Organ and Soul”. Cette période, commençant avec le premier enregistrement  de Jimmy Smith, fut en effet on ne peut plus marquante dans l'histoire  de l'orgue Hammond, modèle B3.


“Organ and Soul”, c'est également le titre du chapitre consacré à cette période par Michael Cuscuna dans le très beau livre intitulé “The Blue Note Years, The Jazz Photography of Francis Wolff”. Celle ci vit l'émergence de tout un style dit “jazz soul”, à l'époque considéré comme mineur par les puristes, mais dont on ne cesse de redécouvrir les trésors encore aujourd'hui.


A la fin des années 80, comme le rappelle Cuscuna à la fin de son introduction, tout un tas de DJ dans les clubs londoniens jouaient déjà des faces de vieux vinyles Blue Note pour faire danser des jeunes de vingt ans. La mode prit de l'ampleur, poursuit-il,  et s'étendit de Tokyo à New-York. De rappeurs célèbres se mirent à sampler des extraits pour les inclure dans leurs propres disques. A présent, tous ces disques sont devenus des collectors particulièrement prisés de toute une génération qui ignore souvent  qu'il arriva à la musique de jazz d'être parfois populaire.


Au milieu des années cinquante donc, dans le sillage de Jimmy Smith et suite à l'immense succès qu'il rencontra dès ses premiers enregistrements, se leva toute une pléiade de nouveaux organistes, anciens pianistes la plupart du temps. Alors que cet instrument se répandait dans les clubs et s'écoutait à la radio, toute une partie du public que les sophistications du bebop avaient pu faire se tourner vers des formes plus accessibles (blues, rhythm and blues, soul music) se mit à revenir  vers un jazz que sa qualification de soul jazz (littéralement jazz avec âme) n'empêchait pas de rester avant tout du jazz, et du meilleur, comme on peut s'en rendre compte aujourd'hui. 


La richesse sonore  du Hammond n'y était pas pour rien, et que ce soit en simple trio avec guitare et batterie ou  avec l'adjonction d'un  saxophone au sein des nombreux combos “orgue sax guitare batterie” qui se multipliaient alors, la musique était chaleureuse, dansante, elle plaisait et l'industrie du disque avait suivi, sinon précédé la tendance.

Baby Face Willette:

Baby Face Wilette n'aura enregistré que deux disques pour Blue Note. Sa notice Wikipedia (*) y est des plus succincte, ce qui n'est pas une raison pour ignorer sa musique, excellente de part en part comme on pourra en juger par ce “Somethin'Strange”, extrait de son album “Face to Face”, publié sous la référence BST 84068.


(*) Roosevelt « Baby Face » Willette, né le 1er septembre 1933 – mort le 1er avril 1971, est un musicien de jazz américain. Il jouait de l’orgue Hammond. Sous son nom, il a enregistré quatre albums : deux pour Argo et deux pour Blue Note Records. En tant que sideman, il a joué sur Here 'Tis de Lou Donaldson et Grant's First Stand de Grant Green, tous deux enregistrés en 1961.


Big John Patton : 

Big John Patton est né en 1935 à Kansas City. Sa mère, pianiste à l'église, lui apprit les bases du clavier.  Il fit ses débuts dans l'orchestre  de Rhythm and Blues  de Loyd Price. On peut lire dans sa biographie qu'alors que le précédent pianiste venait d'être congédié, John Patton n'eut qu'à jouer quelques mesures du début de “Lawdy Miss Clawdy”, le tube du chanteur, pour être aussitôt engagé. 

C'est là qu'il fera la connaissance du batteur Ben Dixon qui l'encouragea à se mettre au Hammond B3, toutes les fois que l'orchestre avait l'occasion de se produire dans un endroit qui en était équipé. Comme tous les pianistes  qui s'approprièrent  cet instrument à cette époque, il apprit à le maîtriser en autodidacte. Après avoir monté son propre “organ trio”, il s'installa à New York où il fit la connaissance du saxophoniste ténor Ike Quebec.


Ce dernier lui présenta le guitariste Grant Green et l'introduisit chez  Blue Note où il participa dans la période allant de 1963 à 1970 à de nombreuses sessions d'enregistrement, que ce soit comme sideman ou en tant que leader, en compagnie de quelques uns des musiciens marquants du label comme Lou Donaldson, Grant Green, Harold Vick, ou Don Wilkerson.

Son premier disque pour Blue Note, “Along came John”, BLP 4130, parut en 1963. Il y retrouva Ben Dixon ainsi que celui qui devait rester  longtemps son compagnon de route, Grant Green à qui il vouait une immense admiration.


“Grant is my love...I never heard nobody play the guitar like that brother...Grant started playing when he was about twelve and he was out there a long time...and I was so thrilled that I got a chance to play with him...

Big John Patton nous livre dans ce disque une musique enracinée dans le blues, tout à fait représentative de ce courant qualifié de soul jazz, jazz funk, en grande partie axé sur  sur l'efficacité rythmique et le sens du “groove”, tout en reprenant de par l'instrumentation et le style d'improvisation l'essentiel des codes du pur jazz hardbop.


Deux ans plus tard, l'album BLP 4239, “Let 'em Roll” en constitue le parfait exemple, dérivant  de cette forme de jazz héritée du bop dont Art Blakey et ses “Jazz Messengers” ou le quintet de Horace Silver s'étaient faits les porte-voix tout en effectuant un certain retour aux  fondamentaux de la musique populaire noire américaine.


Toute la force émotionnelle et la  beauté de ce style devenu avec le temps celui du grand  classicisme Blue Note tiennent en la réussite de cette synthèse,  où chacun, de l'amateur pointu au néophyte issu du public le plus large, peut trouver son compte. Tout aussi caractéristique en est ici la présence du vibraphoniste Bobby Hutcherson, un habitué plutôt des séances purement “jazz moderne” ou même qualifiées alors de “jazz d'avant-garde” de la firme. Les riches textures de l'orgue s'y marient à merveille avec les sons cristallins de l'instrument à lames vibrantes et donnent à l'ensemble un relief inédit.


Freddie Roach:

Freddie Roach, à ne surtout pas confondre avec le boxeur et entraîneur américain du même nom, n'a jamais atteint la popularité d'un Jimmy Smith. J'ai cependant une prédilection toute particulière pour ce  “Soul Jazz Hammond B3 organist” pour reprendre l"étiquette sous laquelle il se trouve rangé dans les encyclopédies du jazz. Il se fit connaître en 1960 sur “Heavy Soul”, Blue Note BLP 4093, un  album tout à fait excellent du saxophoniste Ike Quebec.


Comme leader pour Blue Note, il enregistrera cinq albums particulièrement réussis. Le premier, paru en 1962, s'intitule “Down to Earth”, référence BST 84113, avec le saxophoniste Percy France, Kenny Burrell à la guitare et le batteur Clarence Johnston. On peut entre autres y entendre ce très envoûtant théme de Henri Mancini, intitulé “Lujon”.  Je m'apprêtais à écrire que ce thème aurait fait une magnifique bande son pour un générique de film ambiance polar des années soixante, tels que les affectionne mon ami cinéphile expert et très grand amateur de jazz Alexandre Clément, avant de réaliser qu'ayant d'abord été destiné mais non retenu à la série télévisée de Blake Edwards “Mr Lucky”, elle même vaguement inspirée d'un film du même nom avec Gary Grant en 1943, il avait après coup servi à plusieurs autres bandes originales de films dont “The Big Lebowski”.


Cela dit, il faut écouter et réécouter dans la version qu'en donne Freddie Roach, après une introduction à la batterie et l'exposé un peu lancinant du thème “à climat”, le soudain flamboiement des registres du Hammond B3 précédant la reprise du thème et un premier chorus de Kenny Burrell soutenu par la “walkin' bass” féline au pédalier.


Quant au second album enregistré par Freddie Roach sous le titre “Mo greens please”, Blue Note BST 84128, toujours avec Kenny Burrell et Clarence Johnston, mais avec au saxophone Conrad Lester, le contributeur de Wikipedia s'enhardit même à considérer  qu'il est “perhaps one of the greatest 10 jazz organ sides ever recorded”.  


La même année, 1963, voyait la sortie d'un second disque, “Good Move”, BST 84158, un “bon coup” pour reprendre la double métaphore échiquéenne du titre et de la pochette, typique de ce design graphique très “Blue Note” qui fait aujourd'hui de chaque album vinyle original un collector très recherché.

Ce disque présente en outre la caractéristique particulièrement attractive à mes yeux  de déployer une “front line” de rêve, avec deux pointures purement jazz de la marque, le trompettiste Blue Mitchell aux côtés du saxophoniste Hank Mobley. La dernière plage, “On your way up”,  avec sa battue à quatre temps accentués  a même un air  de “Blues March”,  la triomphale et réjouissante fanfare  hardbop qu'affectionnaient de jouer Art Blakey et ses Jazz Messengers.


Je ne retiendrai pour conclure de la discographie de Freddie Roach que ce “Brown Sugar“, extrait du troisième album éponyme BST 84168, paru un an plus tard en 1963, et devenu rare et onéreux comme la plupart de  ces disques, que ce soit en édition vinyle d'origine ou en réédition CD japonaise.


Je le trouve particulièrement intéressant en ce qu'on peut y entendre sur un rythme “boogaloo” à la “SideWinder” un invité devenu depuis prestigieux, le très grand saxophoniste post coltranien Joe Henderson, un exemple supplémentaire de l'heureuse synthèse réussie à cette époque par Blue Note entre  tradition et modernisme.



Larry Young:

L'arrivée de Larry Young marquera un important tournant stylistique dans l"évolution du répertoire et dans la façon de jouer du jazz sur le B3.  Autant celle-ci avec Jimmy Smith et ses suiveurs reposait sur une base de blues traditionnel mêlée d'influences bop héritées de la musique de Charlie Parker, le changement de direction  initié progressivement par Larry Young tendit à intégrer à  sa musique l'influence et les innovations d'un autre géant du jazz en la personne de John Coltrane, improvisation modale essentiellement pour le schéma harmonique et du côté de la batterie, une polyrythmie foisonnante, telle que l'avait développée Elvin Jones aux côtés du saxophoniste. 


Après avoir enregistré ses premiers disques sur le label concurrent Prestige, il fait une apparition remarquée chez Blue Note  sur un disque de Grant Green en trio, “Talkin' About” , BST 4183 enregistré le 11 septembre1964. Il est significatif que le batteur de la session soit précisément Elvin Jones, impulsant de son accompagnement explosif le premier titre de l'album  “Talkin about J.C”, J.C. comme John Coltrane, bien évidemment. 


Peu après, le 12 novembre 1964, Larry Young retourne dans les studios de Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs, pour y enregistrer  un premier album sous son nom, “Into Somethin'” BLP 4187. Il  continue à y développer un style à la fois en continuité et en rupture avec tout ce qui se faisait jusqu'ici à l'orgue: un accompagnement  plus en interaction avec le jeu des  solistes, comme ici l'aventureux et tout à fait passionnant saxophoniste Sam Rivers, un répertoire de compositions originales ainsi qu'une très grande liberté harmonique dans l'improvisation. 


En 1965 paraît ce que je considère non seulement comme le chef-d'oeuvre de Larry Young, mais aussi comme un des plus beaux disques de tout le riche catalogue Blue Note. Il s'agit sous l'étiquette BST 84221 de “Unity”, dont le graphisme de pochette, signé comme à l'habitude par Reid Miles, le célèbre graphiste maison,  suffirait  déjà à faire un collector absolu, et dont surtout  la musique impétueuse et inspirée jaillit à chaque plage comme un torrent d"énergie, propulsé par le drumming cataclysmique d'Elvin Jones. A chaque instant de l'album se touve donné libre cours à l'imagination créative de ces immenses maîtres de leurs instruments respectifs que sont Joe Henderson au saxophone ténor et Woody Shaw à la trompette. Voici l'une des dizaines de références dans  cette catégorie à posséder impérativement  dans sa discothèque.



Il y a cinq ans j'évoquais dans un des premiers billets de ce blog un album auquel j'ai toujours réservé une place à part dans ma discothèque pour l'avoir écouté mille fois après l'avoir trouvé presque par hasard en fouillant dans les bacs de “Chez Max”, le disquaire particulièrement bien achalandé et amateur de jazz de la rue Fabrot qui jouxtait le cours Mirabeau, à Aix en Provence. C'était  une époque bien révolue où il existait encore de tels endroits où se donnaient rendez-vous tous les passionnés mélomanes. On pouvait y discuter longuement musique avec le patron avant de repartir avec les derniers imports US. Il s'agit de “Street of Dreams”, Blue Note BST 84253, qui n'est pas un disque de Larry Young mais de Grant Green. 



Le plaisir d"écoute étant resté intact en plus de quarante ans déjà, je ne peux que reprendre mot pour ce que j'écrivais en mars 2011:

“Encore un disque d'orgue, particulièrement original, puisqu'on y entend une formation orgue, guitare, vibraphone et batterie, ce qui est plutôt rare. Larry Young, Bobby Hutcherson, Grant Green, et Elvin Jones en sont les protagonistes, et y créent un climat exceptionnel, sur de superbes thèmes pris en tempo lent à medium. Le pédalier de Larry Young entretient une très belle respiration , et le vibraphone de Bobby Hutcherson plane magnifiquement sur l'accompagnement orgue et guitare.


Quant à Elvin Jones, rarement entendu en ce contexte si cool, il pousse les solistes en cascades de triolets sur ses caisses, et sa pulsation aux cymbales est comme d'habitude une merveille d'élasticité et de décontraction. (la photo qui suit a été prise par Francis Wolff lors de cette session, eneregistrée le 16 novembre 1964 aux studios Rudy Van Gelder)


Tous les thèmes, “Street of dreams”, “Lazy Afternoon”, “Somewhere in the night”, sont des standards, superbement réinterprétés, avec une mention spéciale pour I Wish you love, où on on reconnaîtra le fameux “Que reste-t-il de nos amours” de Charles Trenet. L'absence d'aspérité en ferait une excellente musique de fond, mais ce disque mérite de toute évidence bien mieux que cela.”



Larry Young enregistra beaucoup d'autres albums dans des contextes électro acoustiques variés  jusqu'à son décès prématuré à New York en mars 1978. Après avoir participé aux sessions “In a silent way” et “Bitches Brew” de Miles Davis Il fonda en 1969 le trio Lifetime, avec Tony Williams, ouvrant  à l'orgue et par la suite  aux synthétiseurs  les nouveaux horizons du jazz-rock dit aussi jazz fusion. Mais ceci est encore une autre histoire.

jeudi 30 juin 2016

La légende du Hammond B3, 2 ème partie : et enfin vint Jimmy Smith...

“A New Sound, a New Star”. 

Quand la compagnie Blue Note sortit sous ce titre son album BLP 1512, il se produisit dans la communauté des musiciens, des critiques et du public de jazz comme un effet de sidération, vite suivi d'enthousiasme. Le nouveau venu s'appelait Jimmy Smith. Sous la recommandation du chanteur Babs Gonzales, il avait rencontré en janvier 1956 les patrons Alfred Lion et Francis Wolff  qui signèrent aussitôt un contrat pour une premier disque suivi bientôt d'une longue série qui devait révolutionner  l'utilisation de l'orgue de jazz.


Il eut de très  nombreux suiveurs et encore aujourd'hui son influence reste immense que ce soit dans les domaines du jazz, du  blues, de la soul, du  “soul jazz” qu'il contribua à inventer, du  rhythm and blues, du  funk, du jazz rock, du reggae, de la pop, du rock etc... On peut la retrouver dans tout  genre musical  utilisant des claviers ou des synthétiseurs.

Le Hammond B3 était sorti deux ans auparavant. C'est après avoir écouté Wild Bill Davis que le jeune Jimmy Smith pianiste à l'origine et doté d'une solide formation harmonique apprise à l'école s'empara de l'instrument qu'il sut très vite exploiter d'une façon inédite.

La révolution du BeBop avait eu lieu, et il lui reviendrait sous l'influence de Charlie Parker qu'il avait beaucoup écouté de la transposer dans le domaine de l'orgue, ainsi que Charlie Christian, rompant avec la tradition, avait déjà su le faire pour la guitare. C'est ce qu'on entend très clairement dans cette reprise du classique de Dizzy Gillespie, “The Champ” enregistrée au Small's Paradise en 1957.


Tout le style de Jimmy Smith est déjà là. La ligne rapide en double croches du phrasé bebop, les motifs rythmiques, la “walking bass” au pédalier, le déchaînement du jeu en accords à la fin où le B3 rugit de  tous ses registres avant une coda aux accents très “churchy”.

Jimmy Smith a renregistré près de deux cent disques. Je l'ai personnellement découvert avec un album qui reste mon favori et que je ne saurais que trop recommander aux nouveaux amateurs. Il s'agit de “The Incredible Jimmy  Smith featuring Kenny Burrell and Grady Tate”, Verve 8628, sorti en 1965. Le jeu de Grady Tate, formidable batteur de studio est un régal.  Kenny Burrell est comme à son habitude un improvisateur élégant et inspiré, doté du meilleur son de guitare jazz que je connaisse. Jimmy Smith, enfin, dont on entend les grognements de jubilation  tour à tour caresse et malaxe ses deux claviers, faisant progressivement  monter la tension pour libérer le moment venu le tonnerre d'un orage électrique.


La formation orgue guitare batterie était appréciée des patrons de clubs, car elle coûtait moins cher qu'un big band et pouvait sonner de façon tout aussi spectaculaire. Elle permettait aussi au claviériste de disposer d'un instrument toujours accordé, ce qui était surtout à l'époque loin d'être toujours le cas dans les endroits où l'on jouait du jazz. Il était aussi courant d'ajouter à cette configuration de base des saxophones alto ou ténor, trompette ou trombone pour encore plus de chaleur et d'expressivité.

En guise d'exemple, revenons huit ans en arrière avec cette session en sextet du 25 août 1957, qui montre à quel degré d'excellence Jimmy Smith était parvenu dans l'adaptation de son jeu d'orgue à une esthétique typiquement hard bop, en compagnie des plus brillants  représentants de ce style de jazz qui enflammait tous les soirs l'ambiance des clubs de jazz à New-York à la fin des années cinquante.

La distribution est du plus haut niveau avec Lee Morgan à la trompette, Curtis Fuller au Trombone, Lou Donaldson au sax alto, George Coleman ou Tina Brooks au saxophone ténor, Kenny Burrell ou Eddie Mc Fadden à la guitare, et deux batteurs en alternance, Donald Bailey et Art Blakey. Pas de bassiste naturellement, le pédalier du Hammond B3 y pourvoit. Cette séance donna à lieu à deux albums que je tiens pour tout à fait exceptionnels par le feeling  et l'intensité de jeu qui s'en dégagent.


Il  s'agit du disque Blue Note BLP 4002, “Jimmy Smith's House Party” ainsi que  du Blue Note BLP 4011  “The Sermon”, dont l'intitulé est de toute évidence un clin d'oeil aux assemblées liturgiques et aux prêches des églises  baptistes ou méthodistes fréquentées par la communauté noire. L'orgue s'y taillait la part belle dés qu'il s'agissait d'encourager l'assistance à extérioriser sa foi par les chants du Gospel.

“House Party”, “The Sermon”... Faut-il y voir une allusion à cette dualité entre l'exubérance profane, l'aspect “funk” et un certain sens du sacré, l'aspect “soul” qui semble marquer profondément tout le jazz de cette époque ?  Notre ami Raphaël Imbert à écrit me semble-t-il des choses très pertinentes à ce sujet, et je renvoie mes lecteurs à son passionnant “Jazz Supreme”


Après avoir enregistré plusieurs autres excellents albums avec Lou Donaldson, Jackie McLean, Tina Brooks, Ike Quebec ou Hank Mobley , autant de stars maison de l'écurie Blue Note, Jimmy Smith entama en avril 1960 une fructueuse collaboration avec Stanley Turrentine, saxophoniste  ténor dont  le souffle ample et puissant, ainsi que style très bluesy venaient se fondre en une osmose parfaite dans le décor chatoyant des sonorités de l'orgue.

Le premier disque issu de cettte rencontre fut “Midnight Special” sous le numéro 4078 du catalogue Blue  Note. La pochette est à elle seule toute une allégorie du “hobo”, littéralement du vagabond,  sillonnant les Etats-Unis à bord de trains empruntés clandestinement, éternel errant parti tenter sa chance ailleurs. Ce thème est particulièrement prégnant dans tout un imaginaire de l'exil lié au blues, au même titre que l'évocation du bruit saccadé des roues sur les rails par le boogie-woogie.



Sous le numéro 4117 fut édité la même année “Back at the Chicken Shack” enregistré au cours de cette même séance du 25 avril 1960, avec Kenny Burrell  à la guitare et Donald Bailey, au jeu sobre, efficace et précis qui  resta longtemps le batteur atittré de l'organiste. Comme souvent la couleur dominante est celle du Blues et le motif rythmique du “shuffle” est roi.



De tous les nombreux albums enregistrés durant cette période, et dont certains firent partie des meilleures ventes du label, je garde une prédilection particulière  pour la référence BLP 4100 “Jimmy Smith Plays Fats Waller”  où l'on peut entendre  Jimmy Smith dans un registre inhabituel revisitant avec beaucoup de délicatesse, de retenue et de swing les thèmes du répertoire de Fats Waller, pionnier de l'orgue en jazz, en compagnie de Quentin Warren à la guitare et Donald Bailey à la batterie.


Quant au numéro BLP 4200 “Softly as a summer breeze” , il présente le considérable attrait à mes yeux de comporter trois pistes où,  pour la seule et unique fois à ma connaissance avec Jimmy Smith, la batterie est tenue par le grand “Philly” Joe Jones dont le jeu percutant et solidement charpenté  fait merveille en soutien de l'orgue,  et de la guitare de Kenny Burrell.


Jimmy Smith quitta Blue Note en 1961 pour rejoindre la compagnie Verve Records, où sa musique,  colorée à l'occasion de percussions afro-cubaines, et souvent accompagnée d'une grande formation vit s'élargir son audience bien au delà du cercle des amateurs de jazz et  des inconditionnels de la première heure. Ceux-ci purent  regretter un tournant un peu plus commercial, encore que beaucoup de ces disques longtemps restés en tête des classements, comme le célèbre “Got my Mojo Walkin”,  et plus marqué que jamais par le blues, restent des chef-d'oeuvre de nature à réconcilier les deux publics. On le doit  surtout à  la qualité des arrangements signés de plumes prestigieuses, Oliver Nelson comme ici, Lalo Schifrin ou Claus Ogerman


Au moins aussi connu en raison de la reprise qu'en fit Claude Nougaro, “The Cat” bénéficie pour sa part des  brillants  arrangement de Lalo Schifrin pour une grande formation dont l'originalité est de n'être constituée que de cuivres : six trompettes, deux trombones, un trombone basse, quatre cors  d'harmonie et un tuba. J'ai choisi en illustration le “Delon's Blue”,  renvoyant pour le thème titre  à l'article “Les Chats du Jazz” sur ce même blog.


Un duo dynamique:

La période Verve fut également l'occasion à  d'une rencontre  en studio avec Wes Montgomery, qu'on peut considérer en un sens comme le pendant de Jimmy Smith à la guitare ne serait-ce qu'au regard de l'importance de son apport stylistique à l'instrument. Les séances eurent lieu aux studios de Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs en septembre 1966 et le résultat fut réparti sur deux albums. Un premier opus intitulé “The Dynamic Duo: Jimmy and Wes” sous la référence V8678 propose deux titres en big band, “Down by the Riverside” et “Night Train” sur des arrangements d'Oliver Nelson et trois titres en quartet avec  Ray Baretto aux percussions. 


Un second, avec une répartition analogue entre titres en grande formation et en quartet parut séparément sous le titre “Further Adventures of Jimmy Sith and Wes Montgomery” sous la référence V8766 avec une version du “Milestones” de Miles Davis superbement arrangée  par Oliver Nelson 

 s


Après avoir parcouru la planète en tournées et enregistré encore de très nombreux disques dont on trouvera la liste complète sur la page du Jazz Discography Project  Jimmy Smith retrouva en 1983  pour le label Elektra son compère Stanley Turrentine en compagnie de Georges Benson, de Ron Carter et de Grady Tate pour une session débordante de swing, dans l'esprit resté intact des grandes heures de la période Blue Note.


A la sortie du Hammond B3 en 1955, Jimmy Smith avait su très vite tirer parti  des innovations techniques caractérisant ce modèle, en particulier les jeux de tirettes harmoniques modifiant les timbres ainsi que l'effet de percussion permettant de doser la force d'attaque des notes dans les phrasés staccato. La force expressive de son jeu se trouvait également renforcée par son emploi de la “cabine Leslie”. 

Celle-ci, dont le premier modèle fut inventé en 1940 par l'ingénieur Donald Leslie était un système de génération d'effet de vibrato et d'amplification du  son basé sur des haut-parleurs en rotation à vitesse variable et  montés à l'intérieur d'une ébenisterie disposée  comme un satellite  à côté du B3. 


Le modèle 122 RV de la cabine Leslie

La popularité croissante de Jimmy Smith auprès du public et surtout des musiciens fit littéralement s'envoler  les ventes du B3 a au point que la société Hammond dut renoncer à en interrompre la fabrication pour la prolonger jusqu'en 1974  alors que commençaient à arriver sur le marché des orgues électroniques plus compactes, moins onéreuses, mais dont la sonorité ne pouvait que très difficilement rivaliser avec celle, unique et recherchée de l'instrument d'origine. 

Par son charisme, Jimmy Smith, véritable évangéliste du Hammond B3, a suscité nombre de vocations. Il est temps de passer en revue quelques uns, célèbres ou méconnus, de ses mutiples  épigones.



(A suivre... De Big John Patton  à Larry Young,  l'âge d'or du style “Organ and Soul”)



mardi 28 juin 2016

En attendant Rhoda Scott au 2 ème festival de jazz de Saint Etienne les Orgues, la légende de l'orgue Hammond. Première partie, de Fats Waller à Milt Buckner

Les tout premiers billets de ce blog, il y aura six ans, furent consacrés à Jimmy Smith, Atsuko Hashimoto et Larry Young. Ils témoignaient déjà d'une  passion de toujours pour  l'orgue Hammond B3 dans le jazz. A quelques semaines de la venue de Rhoda Scott ici même, à Saint Etienne Les Orgues, pour la deuxième édition de son festival de jazz, j'ai eu envie d'offrir à tous ceux qui auront le privilège d'assister  à ce qui promet d'être une magnifique soirée le soir du 22 juillet au Théâtre de Verdure, un petit guide historique et stylistique consacré à ce magnifique instrument ainsi qu'à tous ceux et celles qui, de Jimmy Smith à Cory Henry  surent le faire briller de mille feux.


Le Hammond B3:

Il sera ici question essentiellement du mythique B3 dont le son inimitable fut popularisé dans les années cinquante par le maître absolu qu'en fut Jimmy Smith. Conçu initialement dans le but de remplacer sous un moindre volume les imposantes orgues à tuyaux des églises pour celles qui n'en avaient ni la place, ni les moyens, l'orgue Hammond du nom de son inventeur Laurens Hammond connut plusieurs déclinaisons depuis son invention en 1934. Basé sur un système de double induction electro-magnétique à roues, aimants et capteurs délivrant un signal amplifié au final, le Hammond est un instrument électro-mécanique de facture complexe, lourd (presque 200 kg) et encombrant avec son buffet, son banc, ses deux claviers et son pédalier de basses.


Le B3 fut introduit en 1955 et connut une longue carrière jusqu'à son retrait en 1974. Il fut ensuite remplacé par des versions électroniques, beaucoup moins lourdes, chaque constructeur (Farfisa, Roland, Korg, Kurzweil etc...) s'efforçant de reproduire le son de l'instrument d'origine. Avec l'essor du numérique, on peut aisément le reproduire en concert, par simple émulation logicielle (B4 de Native Instruments ou HX 3). Les résultats sont spectaculaires, mais on trouvera toujours, comme pour les amplis à tubes, des inconditionnels du son vintage.

Fats Waller, un pionnier de l'orgue de jazz.

L'utilisation de l'orgue en jazz ne commença pas avec le B3. C'était au départ dans sa version à tuyaux et soufflerie l'impressionnant instrument d'église utilisé au cours d'une longue tradition de musique religieuse qui connut son apogée dans les compositions polyphoniques et autres préludes et fugues de Jean-Sébastien Bach.

Comme le rappelle mon ami de Denver, Thomas Cuniffe, rédacteur en chef du site jazzhistoryonline.com et auteur d'une remarquable étude particulièrement documentée intitulée “Fats Waller and the pipe organ”,  Thomas Fats Waller avait joué de l'orgue dès son tout jeune âge à Harlem, à l'Abyssinian Baptist Church où officiait son père pasteur, puis au Lafayette Theater.

Il fut le premier musicien de jazz à faire swinguer l'instrument et les premiers enregistrements furent réalisés à la Trinity Baptist Church à Camden dans le New Jersey. L'église avait été rachetée par la compagnie Victor et son orgue spécialement modifié pour les besoins du studio. Soixante treize faces y furent enregistrées entre 1926 et 1939, avant que Fats Waller ne se procure un orgue Hammond en 1938.


En 1942, Fats Waller enregistra sur le Hammond model D, un des précurseurs du B3, son célèbre “Jitterbug Waltz”


La petite histoire retiendra qu'au cours d'une de ses deux tournées en Europe en 1938, et à l'invitation de Marcel Dupré, Fats Waller eut l'occasion de jouer sur les grandes orgues de la cathédrale Notre Dame de Paris.

Count Basie, Wild Bill Davis et Milt Buckner:

Dans son autobiographie intitulée “Good Morning Blues” Count Basie raconte son apprentissage de l'orgue aux côtés de Fats Waller, au Lincoln Theater, où ce dernier jouait de l'orgue de cinéma,“un Wurlitzer à tuyaux de dix mille dollars” pour accompagner les films muets de l'époque. Il fallait jouer diverses mélodies en regardant les images.

“Regarde l'image à l'écran disait-il aussi. Ne t'occupe pas du clavier. Quand tu suis l'image sur l'écran, joue ce qui se passe par la tête. Si tu vois que ça remue, joue quelque chose qui aille avec l'image. Si quelqu'un est triste, invente un petit truc qui colle. A d'autres moments il faut jouer quelque chose  de bien enlevé etc...”.  C'est  ainsi que ça se passait entre Fats et moi. C'est ainsi qu'il m'a appris, et ce sont les seules leçons d'orgue que j'ai jamais prises.

Basie, avant tout pianiste et chef d'orchestre, enregistra relativement peu à l'orgue. L'essentiel figure  dans l'album Verve VLP 9074 qui rassemble les sessions en petite formation enregistrées en 1952.


On y retrouve le style économique et élégant du Count au piano, enrichi des couleurs propres à l'instrument, comme dans ce très low down “K.C. Organ Blues”:



Un  autre chef-d'oeuvre est le  “Count Organ Blues” avec à nouveau l'aérien (et lestérien)  Paul Quinichette au sax ténor et Joe Newman à la trompette.


Au début des années cinquante, Wild Bill Davis sut exploiter toute la puissance et les timbres flamboyants  du Hammond en le faisant sonner comme un big band. Il avait écrit l'arrangement du  standard de Vernon Duke, “April in Paris”,  pour  le big band de Count Basie avec en guise de conclusion  les célèbres “One more time” et les trois  reprises surprise de l'orchestre. En raison d'un accident survenu au camion de transport, l'orgue n'arriva jamais au studio à temps pour la séance. “April in Paris” et son final furent pour Basie un énorme succès. Wild Bill Davis en reprit à son compte l'arrangement pour sa propre formation ramenée au trio guitare, orgue et batterie qui devait devenir pour de nombreuses années à venir  la configuration canonique du Hammond en concert. 


En 1969 à Berlin, un autre “April in Paris”. Le Hammond de Wild Bill était bien arrivé cette fois, et le big band était celui de... Duke Ellington. On remarquera que l'orchestre ne joue pas sur ce morceau, preuve s'il en était besoin qu'un B3 peut remplacer à lui tout seul un orchestre de 15 musiciens.

 

Toujours avec Duke Ellington pour la même tournée européenne, mais avec l'orchestre au complet cette fois, voici à présent un jubilatoire “Satin Doll”


Enfin sur  “Johnny Came Lately”, l'alerte composition de Billy Strayhorn enregistrée à Montreux en 1989, Wild Bill Davis donne à nouveau la pleine mesure de son  jeu tout en swing et en  souplesse, propulsé par l'accompagnement incisif de Mikey Roker à batterie.


Milt Buckner est principalement connu pour être à l'origine au piano du jeu en “Block Chords” dit encore “locked hands technique”, où les deux mains jouent simultanément en parallèle une mélodie d'accords, un procédé que Georges Shearing, Oscar Peterson ou Red Garland utiliseront largement par la suite. En voici une démonstration jouée par Milt Buckner au piano sur le thème de Robbin's Nest.

Au début des années cinquante, Milt Buckner adopta le Hammond qu'il contribua largement à populariser auprès des musiciens et du public. Son jeu exubérant, ponctué de grognements et de mimiques fit le reste.  Il vint en france en 1966, où sa carrière connut un nouvel essor avec de multiples tournées dans toute l'Europe, souvent en compagnie de Joe Jones, l'ancien batteur de Count Basie C'est ce duo qu'on entendra au début ce revigorant extrait de “l'Aventure du Jazz” le film réalisé par Louis Panassié à la fin des années soixante. En prime on peut y entendre et voir Georges Benson accompagnant à la guitare un spectaculaire numéro de claquettes de Jimmy Slide.



Milt Buckner enregistra en France de nombreux et remarquables albums pour le label Black and Blue, comme en témoigne éloquemment ce “Mack the Knife” en compagnie du saxophoniste Buddy Tate. L'alliance entre la sonorité enveloppante du Hammond et la chaleur  du saxophone ténor donnera lieu à une longue descendance instrumentale, en venant s'ajouter la configuration orgue guitare batterie déjà évoquée. 



A suivre... L'arrivée de Jimmy Smith, champion du monde poids lourds du Hammond B3