La raison en est une séquence filmée le 28 mars 1960 par la télévision allemande. Pour remettre les choses dans leur contexte, c'était la première fois que Coltrane venait en Europe, dans la formation de Miles Davis, à l'occasion d'une tournée du J.A.T.P (Jazz at the Philharmonic) organisée par Norman Granz. Au programme de cette année-là figuraient également les formations de Stan Getz et d'Oscar Peterson. Le J.A.T.P. avait derrière lui une tradition bien établie de "jam sessions" survoltées en fin de concert, occasion ou prétexte à confrontations entre membres des différents orchestres engagés, et souvent unique occasion de pouvoir d'entendre en même temps des personnalités aussi différentes que pouvaient l'être celles de Johny Hodges, Ilinois Jacquet, Lester Young ou Charlie Parker.
Miles Davis n'aimait pas les jam sessions. Granz avait initialement programmé trois séances avec les trois leaders, qui devaient bien entendu se retrouver tous ensemble à la fin. Il ne s'émut donc pas outre mesure du refus de Miles de sacrifier à la coutume. L'histoire ne dit pas si c'était parce qu'il avait été ce jour là particulièrement mal luné ou s'il n'avait appris qu'au dernier moment l'existence du contrat avec la télévision. Il n'en reste pas moins qu'en arrivant à Düsseldorf il décida ce jour-là de ne rien jouer du tout.
Pour éviter une annulation, Granz rattrapa les choses auprès de la West Deutsche Rundfunk en proposant à la place une session avec Oscar Peterson, une session avec Getz, ainsi qu'une jam session finale. Coltrane accepta quant à lui de jouer trois morceaux, avec le Quintet de Miles Davis devenu en l'absence de son leader le Quartet de John Coltrane. C'est ainsi que nous sont parvenus, sauvés de l'oubli trois (quatre en fait) véritables trésors de que l'on nommait alors le "jazz moderne".
Pour sa nouvelle section rythmique, Miles Davis venait juste de décider qu'il ne conserverait que son bassiste Paul Chambers. Philly Joe Jones et Red Garland, qui s'illustrèrent en particulier dans la série Cookin', Steamin', Relaxin', Workin' pour Prestige furent remplacés par le tandem Jimmy Cobb et Wynton Kelly. Ils rejoignirent la formation de Miles en même temps que leur ex-leader Cannonball Adderley, et participèrent avec lui à l'enregistrement de l'historique session "Kind of Blue".
C'est avec l'accompagnement de ce nouveau trio que fut enregistrée la session de Düsseldorf. Je ne le redirai jamais assez, entre toutes les innombrables configurations piano/basse/batterie qui jalonnèrent l'évolution du jazz et de ses styles, je tiens celle-ci pour la plus accomplie, la plus excellente, la plus satisfaisante de tout ce qu'il m'ait jamais été donné d'entendre en ce domaine. La plus emblématique de ce que peut bien vouloir dire "ça tourne !..", dans le jargon des musiciens de Jazz. Oui décidément et en toutes occasions, ces trois là "tournent" et "pulsent" comme un seul homme.
Il faut absolument les écouter derrière Coltrane dans le premier album enregistré sous son nom par Atlantic et simplement intitulé "Coltrane Jazz". (Le disque inclut un "Village Blues" qui, avec l'arrivée d'Elvin Jones et de McCoy Tyner, ouvre pour Coltrane un nouvel horizon, annonçant la révolution de "My Favorite Things", mais ceci est une autre histoire).
Tout au long des sept plages, le jeu de Wynton Kelly s'impose et explose, porté par le gros son et la puissante ligne de basse de Paul Chambers. Il faut y ajouter l'imperturbable régularité de la grande cymbale de Jimmy Cobb (voir aussi sur ce blog mon billet "le coup de maître de Jimmy Cobb"). Ce dernier adorait marquer avec elle les quatre temps en noires égales, comme le faisait Vernel Fournier derrière Ahmad Jamal, tout en les ponctuant de brefs éclats de caisse claire, de hi-hat et de grosse caisse. Il s'était fait aussi une spécialité, quand la tension venait à son comble, d'un simple et diabolique "cross-stick" asséné tous les quatrièmes temps sur le cercle en métal de sa caisse claire.
Ce disque est la meilleure occasion, s'il en fallait une, de resituer à sa juste la mesure l'originalité du jeu de Wynton Kelly et de ce que lui doivent aujourd'hui les plus grands noms du piano moderne, je pense en particulier à Herbie Hancock : une articulation aérienne, des lignes qui rebondissent de mesure en mesure, imprégnées de tournures "bluesy", où s'équilibrent à merveille tension et détente. Sous ses doigts, la phrase se distille en notes perlées qui semblent s'envoler, et ne jamais finir de porter, par paliers graduels, l'effervescence à son comble.
Wynton Kelly, donc, swinguait comme personne, et je suis certain qu'être accompagné par lui ne devait pas être un moins pur bonheur pour les solistes que celui de s'arrêter pour simplement l'écouter jouer.
On retrouve cet équilibre, ce constant état de grâce dans deux autres disques avec "la-section-rhythmique-de-Miles-Davis-sans-Miles-Davis", "Live at Tsubo's" de Wes Montgomery, dont j'ai déjà parlé ici, ainsi que "Gettin together" signé par Art Pepper.
Aussi incroyable que cela paraisse, et à l'exception d'un célèbre et précieux document montrant Miles et Coltrane dans un monumental "So What",
il n'existait à ma connaissance avant la parution du DVD de Jazz Icons aucun document filmé montrant en action le trio Chambers, Cobb, Kelly.
Cela méritait bien au moyen d'une série de captures vidéo, une petite visite guidée commentée et minutée des moments-clé de ces séquences historiques.
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Wynton Kelly expose les accords de "On green Dolphin street":
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Plan d'ensemble sur Coltrane et sa section rythmique
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Jimmy Cobb se saisit des balais pendant que Coltrane expose le thème:
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Une belle image de Coltrane de profil pendant son chorus avec un curieux artefact, comme une trace d' oscilloscope
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Les mains de Wynton Kelly sur le clavier au début de son premier chorus
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Wynton Kelly et son clavier en superposition, un bel effet souvent sollicité dans ces séquences. Kelly improvise pendant que Jimmy Cobb fait monter la tension à l'aide de ses légendaires "cross-sticks" sur le quatrième temps.
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Fin du solo de Kelly et chorus à l'archet (une grande spécialité de Paul Chambers)
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Reprise du thème, Jimmy Cobb aux balais à nouveau, et conclusion sous des applaudissements, paraît-il rajoutés.
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Le quartet enchaîne sur "Walkin", un grand classique régulièrement joué aux côtés de Miles Davis. Le tempo est vif medium, et Jimmy Cobb l'installe sans détour à la grande cymbale. La capture le saisit tournant la tête de côté, indiquant de sa part, pour avoir eu l'occasion de l'entendre il y a quelques années au Jazz Festival de Vienne, l'expression un moment de swing particulièrement intense.
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Après au passage avoir cité sa composition "Some Other Blues", de l'album "Coltrane Jazz", Coltrane improvise quelques chorus en longues lignes sinueuses entremêlées d'harmoniques, ces fameuses "sheets (nappes) of sound" qui en leur temps défrayèrent la chronique.
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Chorus de Wynton Kelly, Cobb, flou, à l'arrière plan semble aux anges
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Belle superposition des mains droites Kelly au clavier, Cobb sur sa cymbale ride, pendant que Cobb continue d'asséner ses "cross-sticks" de la main gauche.
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La rythmique tourne à fond:
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Paul Chambers à l'archet:
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Ré exposition du thème, Kelly swingue sur le blues, conclut en block chords pour amener le solo de Chambers à la basse.
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Chambers improvise en pizzicato
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Au moment où Kelly rentre à nouveau, et où Chambers repasse en "walking bass", il se produit tout à coup quelque chose de magique. Il faut regarder ces images au ralenti. Paul Chambers esquisse un sourire, et celui-ci s'agrandit peu à peu, finissant par à illuminer complètement un visage jusqu'alors fermé. Il me plait de penser qu'il y a dans cet instant fugace toute la grâce et l'intime secret de cette musique.
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Un ultime chorus
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avant le célèbre final
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Kelly expose les accords d'"Autumn Leaves"
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Tandis que Coltrane enchaîne sur ceux de "What's New", dont il développe la mélodie, rappelant qu'il était déjà aussi un magistral de interprète ballades.
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Encore un superbe jeu d'ombres et de lumières sur "What's new"
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Soudain dans la pénombre un invité de marque. Rappelez-vous que Norman Granz voulait sa jam session.
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Mais oui, c'est bien Stan Getz !
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Dans la pénombre, un mystérieux pianiste vient remplacer Wynton Kelly
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Exposé de "Hackensack", thème de Thelonius Monk et rencontre au sommet entre deux géants du saxophone ténor
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Le pianiste est Oscar Peterson !
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Mains puissantes, carrure de géant, la prodigieuse machine à swing tourne à plein régime...
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Les ultimes et traditionnels quatre quatre entre Jimmy Cobb,
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et les deux saxophonistes avant reprise finale du thème à l'unisson.
Le DVD ne s'arrête pas là , et ce sera l'objet de la deuxième partie de cette contribution dont le seul but était de vous donner envie d'en faire l'acquisition toutes affaires cessantes . Les captures d'écran précises et minutées ont été réalisées sous Mountain Lion avec l'excellent logiciel DVD Snap 3 (publicité gratuite).