samedi 23 décembre 2017

Eric Alexander Quartet en concert à Saint-Quentin

Avec la venue du quartet d'Eric Alexander avec Harold Mabern  en Novembre dernier pour un mémorable concert au Conservatoire de Saint-Quentin, l'association Jazz Aisne Co vient de clore en beauté plusieurs saisons marquées par une programmation d'une rare qualité.

Qu'on en juge, Eric LeLann, Pascal Bivalsky, Sara Lazarus, Patrice Galas, René Urtreger, le quintet de Fabien Mary, La formation "Voix Croisées" avec Airelle Besson, Celine Bonacina et Didier Levallet, le Quartet de Pierre Boussaguet avec Nicolas Folmer, le trio de Philippe Duchemin avec Christophe et Philippe Le Van, Denis Colin, Frank Tortillier, François Corneloup, et tout récemment Géraldine Laurent, autant de valeurs confirmées ou d'étoiles montante sur la scène du jazz en France y ont été invitées. N'oublions pas non plus la venue exceptionnelle de l'américain Lew Tabackin en 2014.

En 2018 sont annoncés pour la deuxième fois le formidable quintet,  devenu octet, de Fabien Mary, ainsi que Camille Bertault en novembre, ce dont le Coeur qui Jazze se réjouit particulièrement à l'avance. A des dates plus rapprochées, toujours dans l'auditorium du Conservatoire de Saint-Quentin, deux concerts sont à ne pas manquer, le quartet du bassiste Nicola Sabato et du vibraphoniste Jacques Di Constanzo le 21 janvier 2018  ainsi que l'Open Book Quartet  de Ricardo Del Fra avec Pierrick Pedron le 25 mars.


Après celui du concert de Géraldine Laurent, voici  un nouveau compte-rendu d'une soirée qui devrait rester longtemps dans les esprits de tous ceux qui eurent la chance d'y assister. Avec Eric Alexander, "Number One" tel que le présenta au public le pianiste Harold Mabern, légende vivante du jazz moderne à lui tout seul pour les connaisseurs, on fêta ce soir là le retour à un jazz roboratif, joué "droit" (straight ahead), puissant et gorgé de swing, dans la grande tradition retrouvée du hard bop à ses heures les plus flamboyantes. Mais je laisse mon grand ami Denis Lefèvre qui en fut l'organisateur le présentateur et le témoin nous en dire un peu plus.


Le 26 novembre 2017 fera date dans les mémoires des membres et amis de l’association Jazz Aisne Co. Celle-ci avait en effet invité le quartet du saxophoniste Eric Alexander. Tiens, des jazzmen américains de passage à Saint-Quentin, voilà qui n’est pas si courant : on les croise plutôt dans les festivals de renom, dans les cabarets parisiens, en tournée dans les grandes villes du monde entier. Qui plus est, Eric Alexander n’est pas n’importe qui car, si la plupart des spectateurs étaient venus pour une fois en plus grand nombre que d’habitude pour découvrir un énième inconnu, la poignée d’amateurs de jazz bien informés ne s’y étaient pas trompés : ils voulaient écouter LE "number one" au saxophone-ténor du moment, comme l’a souligné avec autorité, conviction et à juste titre le pianiste Harold Mabern à la fin du deuxième morceau. Eric Alexander se présentait en compagnie d’une rythmique associant la génération des créateurs (le pianiste de 81 ans est l’un des rares musiciens encore en activité à avoir joué avec nombre de très grands jazzmen dès le début des années 50) à celle des continuateurs, tels Darryl Hall (b) et Bernd Reiter (d).

Ce concert dont les premiers préparatifs remontent à mars 2015, s’annonçait donc bien comme l’événement musical d’une saison 2017 pourtant déjà riche. Mais avant de parler purement musique, il convient de souligner l’extrême professionnalisme des quatre musiciens qui ont offert un très grand spectacle après six heures de voiture et une nuit de sommeil plutôt courte: en tournée européenne depuis plusieurs semaines jusqu’au 6 décembre, ils venaient en effet de Stuttgart. Si vous vouliez les revoir, il eût fallu vous rendre à Paderborn, Luzern, Nürnberg, Barcelone...  Autant dire qu’avec eux, nous ne sommes plus du tout dans l’univers du show-biz, mais dans celui de l’art, tout simplement.


La première impression laissée dès leur apparition sur scène, celle qui saute aux yeux, c’est l’élégance. Ils sont tous les quatre en costume, impeccables sans être raides, témoignant du même respect pour leur auditoire que les musiciens que nous voyions dans les années 60 et suivantes jusqu’en 1968, tels les Jazz Messengers d’Art Blakey toujours tirés à quatre épingles et fidèles à cette exigence, autant celle de la tenue vestimentaire que celle de l’interprétation musicale. 



Certes, la cravate jaune d’Eric Alexander ne passa pas inaperçue, mais dès les premières notes du concert, le public comprit très vite que ce saxophoniste-là n’était pas simplement un "très bon musicien". Il avait sur scène le plus fidèle et le plus doué des disciples des grands noms du jazz nord-américain. Si tout au long du concert, il rappellera sans les copier ses illustres prédécesseurs tels Hank Mobley, Jimmy Heath ou John Coltrane - notamment aussi parce que la main gauche de Harold Mabern très percussive se rapproche parfois de celle de McCoy Tyner - comment ne pas penser aussi au Johnny Griffin des sessions avec Monk pour l’énergie débordante et pourtant tellement maîtrisée de son jeu, notamment sur "Bluesky for Vonsky", un bon gros blues écrit par le pianiste, introduit sans concession comme au bon vieux temps, sur lequel Eric tout à son inspiration ne prit pas moins de sept chorus sans tomber dans le pêché mignon de la phrase répétée.



Harold Mabern, quant à lui, se moque pas mal de ces considérations esthétiques. Répéter plusieurs fois le même trait, la même phrase ne le gêne pas, il s’en amuse au contraire, il joue, ne fait pas de quartier, percute et percute encore avec une fougue de jeune homme toutes les touches d’un piano qui n’avait probablement pas connu pareil traitement depuis un bail, n’hésitant pas de temps en temps à glisser un clin d’œil à Ray Charles, notamment pendant le chorus de contrebasse. Il faut dire qu’à son âge, on n’a plus rien à prouver…



Outre l’élégance, le public remarqua très vite l’homogénéité du groupe. Rien d’étonnant à cela puisqu’il est en tournée européenne, ce qui veut dire qu’il se produit plusieurs fois chaque semaine. Les quatre musiciens se connaissent par cœur et peuvent donner ainsi libre cours à leur envie du moment sans jamais vraiment surprendre leurs partenaires.



Mais autre chose s’impose chez Eric Alexander, sa permanente volonté de s’approprier tous les répertoires et de les assujettir à son style . Et c’est aussi en cela que l’on discerne la marque des grands maîtres. On a eu droit à un vrai concert bebop, concentré de liberté et de rigueur technique au service d’une inspiration intarissable. "How Insensitive", de A-C-Jobim fut vite déshabillée de sa robe de bossa-nova bien trop courte. C’est par ce thème que démarra le concert. Après une assez longue introduction du pianiste qui ne laissait rien augurer de ce qui allait suivre, le maître laissa planer le doute quelques mesures encore pour imprimer d’entrée de jeu un tempo medium soutenu et transformer la bossa-nova en un thème complètement bebop.


A y regarder de près, le programme concocté par ce saxophoniste de génie lui fut dicté non par une hypothétique nostalgie des années de rêve auxquelles je faisais allusion plus haut, mais par la fidélité, celle qu’il voue aux grands compositeurs (Van Heusen, Youmans, le Duke), celle aussi qu’il voue à son pianiste qui, en l’occurrence, est bien le trait d’union entre hier et aujourd’hui.

La seule véritable surprise fut la présence au programme de "She’s out of my life", magnifique ballade créée par Tom Bahler et reprise en son temps par Mickael Jackson. L’interprétation qu’en donna Eric Alexander avec son seul pianiste comme accompagnateur fut toute de délicatesse et de fluidité retenue, soutenue par un piano à la fois doucement percussif et plus lyrique qu’au début du concert.

Enfin, et s’il fallait retenir encore autre chose de ce fabuleux concert, c’est assurément l’aisance avec laquelle le saxophoniste accomplit son œuvre et promène ses doigts sur l’instrument, tant sur les ballades ("I thought about you") que sur les tempi rapide comme sur cette ébouriffante version de "I know that you know" prise du départ à toute vitesse, voire aussi - ce fut le cadeau de la fin – sur un rythme funky avec "Eddie Harris ", une composition d’Eric Alexander.

Ce souci du son parfait, de la rigueur, du soin, cette discipline visible à laquelle le saxophoniste s’astreint et qui n’éteint en rien la joie de jouer, nous les retrouvons chez ses accompagnateurs, notamment chez le contrebassiste Darryl Hall qui nous a gratifiés d’interventions bien senties, elles aussi soignées et d’une grande beauté. Sa vélocité, sa sensibilité discrète auront touché l’auditoire qui ne connaissait pas le musicien, mais qui sut lui rendre hommage par ses applaudissements soutenus. 



Il n’étonnera personne d’apprendre que Darryl Hall compte aujourd’hui parmi les contrebassistes les plus demandés. Quant à Bernd Reiter, le seul européen du groupe, ce fut là encore une sacrée découverte pour le public. Il dispose d’une excellente technique bien sûr, mais prend toute sa part dans l’homogénéité du groupe en sachant se mettre lui aussi à l’écoute de ses partenaires. Quelques 4/4 bienvenus et surtout impeccables auront révélé les qualités du batteur, lui aussi appelé à connaître une grande carrière.



Après le concert, nous nous sommes tous (ou presque) retrouvés autour de la table. Eric était toujours en cravate, tout aussi enthousiaste avec nous que sur scène. Le lendemain matin, les quatre visiteurs d’un jour sont repartis comme ils étaient venus, en voiture, presque incognito. Notre combat, qui est celui de l’art pour l’art continue…




Par chance le concert a pu être filmé  et trois extraits mis en ligne sur YouTube avec l'autorisation d'Eric Alexander:





Prise de vue Emmanuel Bouvigne

samedi 14 octobre 2017

Géraldine Laurent en concert à Saint-Quentin

Le Coeur qui Jazz cède sa  plume, ou plus exactement son clavier à son ami de toujours, Denis Lefèvre (nos premiers émois jazzistiques, Charlie Parker, Coltrane, Rollins, Monk, Hank Mobley, les Jazz Messengers, Miles Davis etc... remontent à la classe de seconde au Lycée Henri Martin à Saint Quentin en 1965)  pour ce compte-rendu du concert de Géraldine Laurent, organisé par l'Association JazzAisneCo qu'il préside et qui eut lieu à Saint Quentin le 23 septembre 2017.



Un vrai grand moment de musique excellente, soignée, posée, volubile parfois, en un mot comme en cent, cohérente. Du jazz car c'en était, n'en déplaise à ceux qui ne voient dans le modernisme ambiant que matière à enfermer le jazz dans un trop étroit cercueil. 

Excellente car Géraldine fut, comme ses trois comparses, dans l'excellence. Pas d'emphase, foin des inutilités, pas d'ostentation. Un discours, le même qu'avant, mais plus abouti, plus complet, parfois aussi plus osé. 



Soignée car Géraldine l'est toujours avec ce qu'elle propose à entendre, avec ce souci du détail que je retrouve souvent lorsque j'assiste à des concerts de quatuors à cordes.

Posée car le recours au silence n'est pas rare. Il vient s'imposer à pas feutrés entre deux expositions au milieu d'une suite, car le groupe avait choisi d'interpréter les morceaux de l'album "At Work" sous la forme de plusieurs suites. 



En réponse à ces moments silencieux répondait le silence total du public, comme si les auditeurs particulièrement attentifs rejoignaient les musiciens dans une simple et respectueuse communion.

Volubile aussi, mais comment pourrait-il en être autrement avec ce phénomène de l'alto et avec Paul LAY au piano, tantôt vif et disert, voire emporté, tantôt mesuré et presque méditatif.




Cohérente enfin, car comment ne pas souligner ce qui a particulièrement plu au public, à savoir cette cohérence dans l'interprétation d'un quartet dans lequel personne ne marche sur les pieds du voisin ou tire une hypothétique couverture à soi. 

Un mot tout de même sur les deux autres musiciens. Yoni ZELNIK nous a séduits par sa volonté affichée de mettre d’abord et avant tout la rondeur de la note, la pureté du son à l’honneur plutôt que d’utiliser la vélocité d’exécution à dessein d’ébahir les foules.




Quelle sonorité pleine et entourée parfois, là encore, de silences de bon aloi !!
On retrouve cette finesse, cette simplicité aussi dans le jeu du batteur Donald KONTOMANOU,  Aucun effet de scène, tout est dans la délicatesse, la subtilité, l’écoute des partenaires, un peu à la manière du regretté Jacques MAHIEUX, et le tout avec une réelle jovialité, un sourire à la FERNANDEL.




En résumé, si le quartet de Géraldine Laurent a pris ce titre « At Work », autrement dit, « en construction », « au travail », le rendu d’hier soir fut d’une excellente facture, très abouti, pas très loin de cette perfection qui n’existe pas, mais que recherchent parfois les musiciens et que ne fut pas loin d’atteindre le quartet de Géraldine LAURENT.

Denis Lefèvre, fondateur et président de l'Association JazzAisneCo



Le 26 Novembre prochain, JazzAisneCo organise un événement tout à fait exceptionnel, la venue du formidable saxophoniste Eric Alexander en quartet avec le batteur autrichien Bernd Reiter et au piano une légende vivante du jazz, le grand Harold Mabern.


mardi 15 août 2017

Pour l'amour des grosses machines à swing...

Et pour le grand éclair 
D’un orchestre d’enfer
Qui éclate en plein ciel
Aussi chaud qu’un soleil
Moi j’ai le Cœur qui Jazze...

Ce billet est dédié à mon ami Roland Seiller qui nous a quittés il y a tout juste un an et avec lequel  j’ai partagé  tant de fabuleuses expériences de jazz en direct et en particulier lors du Festival de Big Bands de Pertuis auquel nous nous faisions une joie d’assister tous les ans au mois d’août. 



Le Big Band de Pertuis avec Alice Martinez

Nous y avons écouté ensemble tout ce qui se fait de mieux dans le genre sur la scène du jazz français, dont Gérard Badini, Philippe Laudet, Michel Pastre, Laurent Mignard et jusqu’au formidable Brussels Jazz Orchestra avec Philippe Catherine.


Cassiopée/Sagittarius A
par le Jazz Odyssey de Philippe Laudet

Le titre de mon  dernier billet du Cœur qui Jazze aura pu surprendre. 

Qualifier un concert de jazz en grande formation   d’ « expérience  existentielle sans égale »,  ne serait-ce pas un peu forcer le trait et surévaluer un style de musique devenu désuet, somme toute mineur et en tout cas minoritaire à l’heure des playlists Spotify d’une banalité et d’un conformisme effroyables ? 

Le Savoy Ballroom, temple de la danse 
et du Lindy Hop dans les années 20

Il est un fait que ces grosses machines, apparues dans un contexte de danse et de divertissement  dans une Amérique se relevant du traumatisme de deux guerres, ne pourront  jamais tout à fait se soustraire pour les ignorants et les sourds d'oreille au soupçon de facilité et  de futilité sinon de commercialisme, dans des relations incestueuses avec ce que l’on nomme là-bas l’entertainment et ici la variété et le showbiz.


Count Basie et Frank Sinatra

Qui serait pourtant assez stupide aujourd’hui pour affirmer  que le jazz  en grande formation ne serait que la version diluée et abâtardie,  pour tout dire commerciale,  de celle, noble et jouissant d’un certificat d’authenticité d’un jazz en petite formation  à l'instrumentation resserrée ? Il en représente au contraire la quintessence, pour reprendre le titre d’une composition de ce maître du genre qu’est Quincy Jones.

Quincy Jones Big Band

Au même  titre que le prestigieux orchestre symphonique se situe tout en haut de la hiérarchie des configurations instrumentales en musique classique,  même s’il en existe de plus élitistes, telles le  trio pour cordes et piano ou le quatuor à cordes,  le grand orchestre de jazz constitue le fleuron emblématique de ce qu’il est à présent convenu d’appeler la grande musique classique nord-américaine.

Jimmy Lunceford: Rythm is Our Business

Ici,  les authentiques génies qui en marquèrent l’histoire s’appellent Jimmy Lunceford, Duke Ellington, Count Basie,  et plus près de nous Quincy Jones et Gil Evans pour n’en citer que quelques-uns. Le travail de l’écriture y est prépondérant et ce sont ces hommes de l’ombre, les arrangeurs tels Billy Strayhorn pour le Duke, Benny Carter, Neal Hefti et Sammy Nestico pour le Count, Marty Paich ou Bill Holman pour eux-mêmes, qui détiennent le pouvoir d’en déployer  les fastes sonores et les couleurs chatoyantes. 


Count Basie accompagne Frank Sinatra

Il est notoire qu’avant que la vague pop-rock ne déferle sur l’Amérique et le monde entier, la musique des Big Bands, venue des Ballrooms où elle avait pour fonction de divertir et faire danser, s’entendait partout. Elle  était au spectacle, au cinéma, à Hollywood, à Broadway. Elle fut même enrôlée pour soutenir le moral des troupes constituant pour nombre de musiciens un important sinon exclusif débouché. 

Depuis elle cristallise tout un imaginaire  où se retrouveraient péle mêle les robes longues des danseuses dans les grands hôtels, au bras d’hommes en smoking, les ambiances urbaines nocturnes des films où se poursuivent détectives et criminels, les shows pailletés des casinos de Las Vegas, les crooners dans les projecteurs à  la Frank Sinatra.  Quoi de plus emblématique à cet égard que le final de Liza Minelli dans le New York, New York de Martin  Scorsese ? 

Naked City Theme et Street of Dreams:
arrangement de Nelson Riddle

Comme l’a rappelé François Laudet sur la scène du Festival de Big Bands de Pertuis entre deux morceaux du répertoire de sa formation, il fut un temps aujourd'hui révolu où l’orchestre de Buddy Rich se produisait régulièrement dans les émissions de la télévision américaine. Dans les années soixante, une partie  notoire de la crème du jazz français de l’époque pouvait  se retrouver dans les rangs de l’orchestre de Pierre Porte chargé d’accompagner le show dans les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier.


Buddy Rich dans le Johnny Carson's Show

On se doute fort bien qu’assurer la pérennité du genre à notre époque ne doit pas être une mince affaire sur le plan économique, sans même parler de la somme de travail, de répétitions et d’organisation pesant sur le leader et ses musiciens. 

Heureusement et pour le plus grand bonheur de ceux qui comme moi l’apprécient particulièrement, la tradition des grandes machines à swing perdure et sait rencontrer son public. On se souvient de  Claude Bolling ou plus récemment de Michel Leeb qui, profitant de  sa notoriété d’humoriste contribua à populariser le genre, un peu comme le fit au cinéma Jerry Lewis avec son  désopilant playback sur le « Blues in Hoss Flat »  de Count Basie.

Jerry Lewis: Blues in Hoss Flat

On n’imaginerait pas aujourd’hui, à la télévision, la prestation de telle ou telle icône  de la chanson française sans que ne lui soit déroulé, pour l’accompagner en direct, le luxueux tapis d’une grande formation. Ceci est même, pour la plupart d'entre elles, devenu un brevet de qualité et de sophistication.

Si je  devais en  faire l’inventaire, mes souvenirs les plus marquants d’émotions musicales auraient toujours quelque chose à voir avec les grands orchestres, que ce soit celui de Duke Ellington  avec ses chaussettes violettes attaquant « Take The A Train » à l’auditorium de la MJC de Grenoble, celui du Kenny Clarke Francy Boland Big Band à Chaillot ou bien le fabuleux Thad Jones Mel Lewis Big Band à la Maison de la Radio,  au moment où toute la section des saxes, emmenée par Jérôme Richardson, se lève et démarre le somptueux unisson de « Groove Merchant ». 


Thad Jones Mel Lewis Big Band:
The Groove Merchant

Mon ami Roland aurait eu, j’en suis sûr, un large sourire en écoutant cette année le Big Band de François Laudet. Son fils William de onze ans, ainsi que sa sœur Marie, avaient le même à la fin du concert. À l’heure où leurs potes écoutent du mauvais rap, ils viennent de découvrir Buddy Rich, dont ils ont regardé en boucle sur YouTube les vidéos dès le lendemain. William a même  dit « il n'est pas humain  pour jouer aussi vite ». À la rentrée il commence la batterie et dira à sa prof en lui montrant le CD dédicacé par  François Laudet,  « C'est comme ça que je veux jouer » .

dimanche 13 août 2017

De l’écoute d’un Big Band en direct considérée comme une expérience existentielle sans égale...

11 août 2017, 21 h 30, enclos de la Charité à Pertuis. Sur la scène le Big Band de François Laudet attaque le  premier arrangement de la soirée. Il s’agit de «Wind Machine » ,  une composition  vive et puissante de Sammy Nestico pour Count Basie que Buddy Rich avait inscrit au répertoire de son orchestre.



On sait dès les premières mesures de l’établissement du tempo que ce sera du lourd quand toutes les sections exposent le thème et que  commencent  à rouler la caisse claire, chanter les toms, exploser le son profond de la grosse caisse et fuser les éclairs des cymbales. 



Ça claque, ça pétarade, ça vrombit, les «pains » distribués par Francois Laudet derrière sa magnifique Slingerland blanche ponctuent l’ensemble avec une diabolique précision. Sagement assis dans les rangs  de leurs sections les solistes quittent leur siège l’un après l’autre pour un court solo à l’avant-scène, alors que tout en  haut se lèvent les trombones pour un passage à sourdine mi bouchée. 

C’est curieux comme le lexique utilisé pour parler d’un grand orchestre de jazz peut  emprunter aussi bien   à celui des machines, que ce soit dans le domaine de l’automobile ou de l’aviation, dont on notera au passage que François Laudet est féru,  que dans celui du monde animal, le même aimant tout autant que l’auteur de ces lignes à s’entourer de chats. 

Ne dit-on pas en effet que de ces grosses  machines  à swing qu’elles sont bien huilées, qu’elles tournent comme un moteur de Lamborghini ou le Rolls-Royce Merlin d’un Spitfire de la seconde guerre mondiale, mais aussi qu’elles ronronnent, feulent et rugissent aussi bien qu’un chat ou un tigre qu’on réveillerait soudain ? 

Il y a dans ces métaphores comme un mélange contradictoire en apparence de notions de souplesse féline décontractée, de puissance et  et de précision quasi militaire dans la discipline des sections.


Car cette musique au cordeau,  figurez-vous, en dépit où plutôt à cause de la rigueur qu’elle impose à ceux qui s’en font les servants est l’une des plus sensuelle et jouissive qui soient, ajoutant à la satisfaction procurée comme à la parade  par un ordonnancement bien réglé  la fascination d’observer le corps frémissant et musculeux d’une panthère s’apprêtant à bondir sur la plus haute  branche. 

C’est ce qui se passe au début du second morceau, « Basically Blues » sur un confortable tempo médium élastique à la Basie, avant que ne se déchaînent les riffs  bluesy des sections de  cuivres et de saxophones juste après une entrée en matière pleine de swing du piano aérien de Carine  Bonnefoy, formidable interprète et compositrice que j’ai le plaisir et la surprise de retrouver là.

Revenons à présent pour un compte rendu plus traditionnel à l’essentiel de ce qu'il convient de souligner pour donner à ceux qui n’y étaient pas une idée de ce concert au plus haut point  mémorable en dépit du petit vent un peu frais soufflant à  Pertuis ce soir sur les chemises exotiques des musiciens.



Ce Big Band est une réédition de la grande formation une première fois réunie en 1992 par François Laudet en hommage à  son héros et mentor, ce monstre de l’instrument que fut Buddy Rich à l’occasion pour cette fois de ce qui eût été son  centième anniversaire. Le « personnel » comme on dit, de l’aveu même du « patron » s’en est trouvé rajeuni et féminisé ce qui ne peut que ravir l’infatigable défenseur que je suis de la cause d’un au jazz au féminin .




C'est ainsi qu'à la droite  du pupitre des saxes, j’entends pour la première fois en direct la formidable saxophoniste baryton Tullia Morand. La voici marcher à son tour avec  Céline Bonacina sur les pas de Pepper Adams et autres maîtres de ce superbe  instrument au registre si profond et si chaleureux.

Côté coulisses, Judy Weckstein  vient en renfort de la section au puissant trombone basse.

En compagnie  d’anciens  gentiment charriés par le boss, dont le très excellent Thomas Savy au sax ténor, Cédric Caillaud à la contrebasse et Nicolas Peslier à la guitare, on découvre une nouvelle génération de jeunes improvisateurs  et improvisatrices s’abreuvant manifestement  aux meilleures sources. 

Le saxophoniste alto  Esaie Cid veut de Barcelone atteste s’il en était besoin de la toute particulière vitalité du jazz en Catalogne  depuis l’époque du grand Tete Montoliu.

Pour n'oublier personne, voici la liste complète trouvée sur la page de François Laudet des musiciens du FLBB avec les liens sur leurs sites respectifs :

Carine Bonnefoy, Nicolas Peslier, Cédric Caillaud, Thomas Savy, Xavier Quérou, Cid Esaie, Matthieu Vernhes, Tullia Musique (Morrand), Martin Berlugue, Marc Roger, Martine Degioanni, Judith Weckstein, Sophie Keledjian, Michel Feugere, Julien Ecrepont et Malo Mdg (Mazurié)



Quant au  répertoire, il reprend des arrangements classiques  de Buddy Rich déjà présents dans les quelques albums devenus rares du François Laudet Big Band principalement en première  partie « Wind Machine » , déjà cité, de Sammy Nestico, «  Basically Blues » , « Chicago » avec en solo  Nicolas Peslier  à la guitare et Martin Berlugue au trombone. 

Pour la suite et la  fin de l’enthousiasmante  prestation pertuisienne du  FLBB nous sont proposés  des arrangements plus tardifs de l’orchestre de Buddy Rich, de la période 70-80 peu avant sa disparition en 1987, dont le « Groovin’ Hard » de Don Menza, le fameux «  Love  For Sale »  de l’album « Big Swing Face », « Away we go », le « Machine » de Sam Harris, « Party Time » du grand arrangeur et saxophoniste  Bob Mintzer, et juste après un bel arrangement de Bill Holman avec deux flûtes, le « Hoe Down » d’Oliver Nelson et pour finir  en rappel et en beauté  un coruscant et jubilatoire «  Sister Sadie », composition bien connue de Horace Silver. 


Je me souviens comme si c’était hier  du véritable  choc que fut l’occasion d’entendre pour la première fois en direct au Festival d’Antibes Juan les Pins le Big Band de Count Basie. L’orchestre était là au grand complet sur la scène de la Pinède Gould quand éclata sous les étoiles le Whirly Bird de Neal Hefti, propulsé par les « pêches » faramineuses de son batteur Harold Jones. Je me souviens à jamais du somptueux « Splanky » avec le saxophone d’Eddie Lockjaw Davis à la sonorité tout à la fois rauque et suave,  s’élevant  au dessus du lancinant balancement du riff principal et faisant lentement monter la tension jusqu’à l’explosion finale des cuivres et de la batterie. 




Jubilation de la pulsation, allégresse de se  sentir battre le coeur à l'unisson  de la section rythmique, euphorie de l’instant et de se sentir en vie, c’est très précisément là l’expérience existentielle revitalisante et à nulle autre pareille d’écouter  en direct une grande formation de Jazz. Le Festival de Big Bands de Pertuis dont s’annonce la trentième édition reste un des rares endroits au monde où comme ce soir avec le Francois Laudet Big Band s’offre à profusion ce privilège.

vendredi 5 mai 2017

En hommage à Hank Mobley... Le septet d'Olivier Pinto

En prélude à  un proche réveil  printanier, le "Coeur qui Jazze" sort un moment de sa torpeur hivernale pour attirer l'attention de ses lecteurs sur deux vidéos YouTube après qu'elles ont été portées à ma connaissance par mon ami Jean-Jacques Pinto.

On y découvre le septet de son neveu, le bassiste Olivier Pinto, dans une passionnante entreprise consistant en l'arrangement pour une formation de quatre cuivres de "This I Dig of You" ainsi que de "My Groove Your Move", deux compositions du grand saxophoniste ténor Hank Mobley dont une photographie en pleine action captée en 1968 à l'American Center du Boulevard Raspail à Paris orne l'en-tête de ce blog.

Hank Mobley, Dizzy Reece, Slide Hampton. Paris TNP 1969.
© Marc Arondel

"This I Dig of You" est une des perles de "Soul Station" (BLP 4031) , avec une section rythmique de rêve (Wynton Kelly, Paul Chambers, Art Blakey) et unanimement reconnu aujourd'hui par les amateurs et les musiciens comme un des chefs-d'oeuvre du catalogue Blue Note.



"My Groove Your Move" appartient pour sa part à "Roll Call" (BLP 4058) le deuxième  chef-d'oeuvre enregistré par Hank Mobley pour Blue Note, avec le même personnel et l'appoint du trompettiste Freddie Hubbard. C'est un thème flamboyant alla Jazz Messengers, bien dans l'esprit de cet âge d'or du Hard Bop mâtiné de funk, de blues et de soul que l'on redécouvre aujourd'hui dans leur chaleur et leur  spontanéité restées intactes.



Hank Mobley aura vécu deux ans à Paris, et c'est entre autres au Chat Qui Pêche à cette période  que j'eus la chance  de l'écouter. Je fais depuis partie de la confrérie  trop restreinte  hélas de ses admirateurs inconditionnels. Il nous aura quittés il y a maintenant trente et un ans à Philadelphie, mais ses nombreux disques portent toujours le témoignage de sa musique et de ses compositions, dont j'ai pu constater qu'elles  connaissaient, depuis la reprise en 1988 de "Funk in Deep Freeze" par John Zorn, George Lewis et Bill Frisell un regain d'intérêt croissant auprès des nouvelles  générations de jazzmen.


Il m'est impossible de ne pas évoquer à nouveau ici la reprise vocale par l'enthousiasmante Camille Bertault du chorus de Hank Mobley dans "If I Should Lose You", standard également enregistré au cours de la session "Soul Station".



De la même manière en 2003, le chanteur George V. Johnson avait  entrepris de composer des paroles, y compris note pour  note sur les solos dans la grande tradition du "vocalese"  de près d'une quarantaine de compositions de Hank Mobley devenues des classiques. En voici après l'original un exemple sur "East of the Village" figurant dans l'album "The Turnaround" (BLP 4186).



Je signale également "A Tribute to Hank Mobley and Grant Green" du batteur autrichien Bernd Reiter avec le saxophoniste Eric Alexander. La formation  a été entendue plusieurs fois en France en particulier cette année au Duc des Lombards à Paris. Un album a été enregistré pour la compagnie SteepleChase, mais est devenu difficile à trouver. Il est attendu le 26 novembre prochain dans le cadre d'un concert organisé par l'association JazzAisneCo présidée par mon grand ami Denis Lefèvre.


Concernant concerne la postérité de Hank Mobley auprès des plus jeunes il semble que la relève est assurée à écouter  Zaq Davis (quatorze ans ) exposer à la trompette "My Move Your Groove" à partir du relevé disponible sur le site jazzleadsheet.com et sur l'original préalablement enregistré sur Garage Band.



On trouvera par ailleurs cette longue et passionnante  interview de Hank Mobley du 17 août 1973 publiée dans Down Beat.



ainsi que sur ce blog mon billet intitulé "Solitude de Hank Mobley, retraçant ma fugitive et inoubliable rencontre avec ce géant du jazz à la sortie du "Chat qui Pêche", un soir de pluie, il y aura bientôt cinquante ans.