samedi 23 décembre 2017

Eric Alexander Quartet en concert à Saint-Quentin

Avec la venue du quartet d'Eric Alexander avec Harold Mabern  en Novembre dernier pour un mémorable concert au Conservatoire de Saint-Quentin, l'association Jazz Aisne Co vient de clore en beauté plusieurs saisons marquées par une programmation d'une rare qualité.

Qu'on en juge, Eric LeLann, Pascal Bivalsky, Sara Lazarus, Patrice Galas, René Urtreger, le quintet de Fabien Mary, La formation "Voix Croisées" avec Airelle Besson, Celine Bonacina et Didier Levallet, le Quartet de Pierre Boussaguet avec Nicolas Folmer, le trio de Philippe Duchemin avec Christophe et Philippe Le Van, Denis Colin, Frank Tortillier, François Corneloup, et tout récemment Géraldine Laurent, autant de valeurs confirmées ou d'étoiles montante sur la scène du jazz en France y ont été invitées. N'oublions pas non plus la venue exceptionnelle de l'américain Lew Tabackin en 2014.

En 2018 sont annoncés pour la deuxième fois le formidable quintet,  devenu octet, de Fabien Mary, ainsi que Camille Bertault en novembre, ce dont le Coeur qui Jazze se réjouit particulièrement à l'avance. A des dates plus rapprochées, toujours dans l'auditorium du Conservatoire de Saint-Quentin, deux concerts sont à ne pas manquer, le quartet du bassiste Nicola Sabato et du vibraphoniste Jacques Di Constanzo le 21 janvier 2018  ainsi que l'Open Book Quartet  de Ricardo Del Fra avec Pierrick Pedron le 25 mars.


Après celui du concert de Géraldine Laurent, voici  un nouveau compte-rendu d'une soirée qui devrait rester longtemps dans les esprits de tous ceux qui eurent la chance d'y assister. Avec Eric Alexander, "Number One" tel que le présenta au public le pianiste Harold Mabern, légende vivante du jazz moderne à lui tout seul pour les connaisseurs, on fêta ce soir là le retour à un jazz roboratif, joué "droit" (straight ahead), puissant et gorgé de swing, dans la grande tradition retrouvée du hard bop à ses heures les plus flamboyantes. Mais je laisse mon grand ami Denis Lefèvre qui en fut l'organisateur le présentateur et le témoin nous en dire un peu plus.


Le 26 novembre 2017 fera date dans les mémoires des membres et amis de l’association Jazz Aisne Co. Celle-ci avait en effet invité le quartet du saxophoniste Eric Alexander. Tiens, des jazzmen américains de passage à Saint-Quentin, voilà qui n’est pas si courant : on les croise plutôt dans les festivals de renom, dans les cabarets parisiens, en tournée dans les grandes villes du monde entier. Qui plus est, Eric Alexander n’est pas n’importe qui car, si la plupart des spectateurs étaient venus pour une fois en plus grand nombre que d’habitude pour découvrir un énième inconnu, la poignée d’amateurs de jazz bien informés ne s’y étaient pas trompés : ils voulaient écouter LE "number one" au saxophone-ténor du moment, comme l’a souligné avec autorité, conviction et à juste titre le pianiste Harold Mabern à la fin du deuxième morceau. Eric Alexander se présentait en compagnie d’une rythmique associant la génération des créateurs (le pianiste de 81 ans est l’un des rares musiciens encore en activité à avoir joué avec nombre de très grands jazzmen dès le début des années 50) à celle des continuateurs, tels Darryl Hall (b) et Bernd Reiter (d).

Ce concert dont les premiers préparatifs remontent à mars 2015, s’annonçait donc bien comme l’événement musical d’une saison 2017 pourtant déjà riche. Mais avant de parler purement musique, il convient de souligner l’extrême professionnalisme des quatre musiciens qui ont offert un très grand spectacle après six heures de voiture et une nuit de sommeil plutôt courte: en tournée européenne depuis plusieurs semaines jusqu’au 6 décembre, ils venaient en effet de Stuttgart. Si vous vouliez les revoir, il eût fallu vous rendre à Paderborn, Luzern, Nürnberg, Barcelone...  Autant dire qu’avec eux, nous ne sommes plus du tout dans l’univers du show-biz, mais dans celui de l’art, tout simplement.


La première impression laissée dès leur apparition sur scène, celle qui saute aux yeux, c’est l’élégance. Ils sont tous les quatre en costume, impeccables sans être raides, témoignant du même respect pour leur auditoire que les musiciens que nous voyions dans les années 60 et suivantes jusqu’en 1968, tels les Jazz Messengers d’Art Blakey toujours tirés à quatre épingles et fidèles à cette exigence, autant celle de la tenue vestimentaire que celle de l’interprétation musicale. 



Certes, la cravate jaune d’Eric Alexander ne passa pas inaperçue, mais dès les premières notes du concert, le public comprit très vite que ce saxophoniste-là n’était pas simplement un "très bon musicien". Il avait sur scène le plus fidèle et le plus doué des disciples des grands noms du jazz nord-américain. Si tout au long du concert, il rappellera sans les copier ses illustres prédécesseurs tels Hank Mobley, Jimmy Heath ou John Coltrane - notamment aussi parce que la main gauche de Harold Mabern très percussive se rapproche parfois de celle de McCoy Tyner - comment ne pas penser aussi au Johnny Griffin des sessions avec Monk pour l’énergie débordante et pourtant tellement maîtrisée de son jeu, notamment sur "Bluesky for Vonsky", un bon gros blues écrit par le pianiste, introduit sans concession comme au bon vieux temps, sur lequel Eric tout à son inspiration ne prit pas moins de sept chorus sans tomber dans le pêché mignon de la phrase répétée.



Harold Mabern, quant à lui, se moque pas mal de ces considérations esthétiques. Répéter plusieurs fois le même trait, la même phrase ne le gêne pas, il s’en amuse au contraire, il joue, ne fait pas de quartier, percute et percute encore avec une fougue de jeune homme toutes les touches d’un piano qui n’avait probablement pas connu pareil traitement depuis un bail, n’hésitant pas de temps en temps à glisser un clin d’œil à Ray Charles, notamment pendant le chorus de contrebasse. Il faut dire qu’à son âge, on n’a plus rien à prouver…



Outre l’élégance, le public remarqua très vite l’homogénéité du groupe. Rien d’étonnant à cela puisqu’il est en tournée européenne, ce qui veut dire qu’il se produit plusieurs fois chaque semaine. Les quatre musiciens se connaissent par cœur et peuvent donner ainsi libre cours à leur envie du moment sans jamais vraiment surprendre leurs partenaires.



Mais autre chose s’impose chez Eric Alexander, sa permanente volonté de s’approprier tous les répertoires et de les assujettir à son style . Et c’est aussi en cela que l’on discerne la marque des grands maîtres. On a eu droit à un vrai concert bebop, concentré de liberté et de rigueur technique au service d’une inspiration intarissable. "How Insensitive", de A-C-Jobim fut vite déshabillée de sa robe de bossa-nova bien trop courte. C’est par ce thème que démarra le concert. Après une assez longue introduction du pianiste qui ne laissait rien augurer de ce qui allait suivre, le maître laissa planer le doute quelques mesures encore pour imprimer d’entrée de jeu un tempo medium soutenu et transformer la bossa-nova en un thème complètement bebop.


A y regarder de près, le programme concocté par ce saxophoniste de génie lui fut dicté non par une hypothétique nostalgie des années de rêve auxquelles je faisais allusion plus haut, mais par la fidélité, celle qu’il voue aux grands compositeurs (Van Heusen, Youmans, le Duke), celle aussi qu’il voue à son pianiste qui, en l’occurrence, est bien le trait d’union entre hier et aujourd’hui.

La seule véritable surprise fut la présence au programme de "She’s out of my life", magnifique ballade créée par Tom Bahler et reprise en son temps par Mickael Jackson. L’interprétation qu’en donna Eric Alexander avec son seul pianiste comme accompagnateur fut toute de délicatesse et de fluidité retenue, soutenue par un piano à la fois doucement percussif et plus lyrique qu’au début du concert.

Enfin, et s’il fallait retenir encore autre chose de ce fabuleux concert, c’est assurément l’aisance avec laquelle le saxophoniste accomplit son œuvre et promène ses doigts sur l’instrument, tant sur les ballades ("I thought about you") que sur les tempi rapide comme sur cette ébouriffante version de "I know that you know" prise du départ à toute vitesse, voire aussi - ce fut le cadeau de la fin – sur un rythme funky avec "Eddie Harris ", une composition d’Eric Alexander.

Ce souci du son parfait, de la rigueur, du soin, cette discipline visible à laquelle le saxophoniste s’astreint et qui n’éteint en rien la joie de jouer, nous les retrouvons chez ses accompagnateurs, notamment chez le contrebassiste Darryl Hall qui nous a gratifiés d’interventions bien senties, elles aussi soignées et d’une grande beauté. Sa vélocité, sa sensibilité discrète auront touché l’auditoire qui ne connaissait pas le musicien, mais qui sut lui rendre hommage par ses applaudissements soutenus. 



Il n’étonnera personne d’apprendre que Darryl Hall compte aujourd’hui parmi les contrebassistes les plus demandés. Quant à Bernd Reiter, le seul européen du groupe, ce fut là encore une sacrée découverte pour le public. Il dispose d’une excellente technique bien sûr, mais prend toute sa part dans l’homogénéité du groupe en sachant se mettre lui aussi à l’écoute de ses partenaires. Quelques 4/4 bienvenus et surtout impeccables auront révélé les qualités du batteur, lui aussi appelé à connaître une grande carrière.



Après le concert, nous nous sommes tous (ou presque) retrouvés autour de la table. Eric était toujours en cravate, tout aussi enthousiaste avec nous que sur scène. Le lendemain matin, les quatre visiteurs d’un jour sont repartis comme ils étaient venus, en voiture, presque incognito. Notre combat, qui est celui de l’art pour l’art continue…




Par chance le concert a pu être filmé  et trois extraits mis en ligne sur YouTube avec l'autorisation d'Eric Alexander:





Prise de vue Emmanuel Bouvigne

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