samedi 7 mai 2016

Le Choeur PSL (Paris Sciences et Lettres) et Raphaël Imbert à Saint Etienne les Orgues

Il arrive parfois de vivre des moments de grâce ,  « Amazing Grace » , tel ce gospel interprété en ce premier mai à la médiathèque de Saint Etienne les Orgues par la chorale Paris Sciences et Lettres, venue tout spécialement de la capitale offrir un superbe  écrin au(x) saxophone(s) de notre célèbre voisin Raphaël Imbert, « Our Man In Jazz » comme il me plaît de l'appeler, en référence à  un album essentiel de Sonny Rollins. Un concert avait été donné la veille  en la cathédrale Notre Dame du Bourguet  à Forcalquier, pour la première partie d'un programme de musique sacrée intitulé  « De Bach au Gospel : la spiritualité en musique ».





Cet  ensemble vocal, sous la conduite de  Johan Farjot, est avec l'orchestre symphonique qu'il dirige sous la même appellation une composante du collectif Paris Sciences et Lettres, PSL en abrégé, et présente la particularité de rassembler des musiciens, professionnels ou non, en majeure partie étudiants, ou personnels  issus des Universités  Paris 1 - Panthéon Sorbonne, Paris Dauphine, de  l’Ecole Normale Supérieure, ainsi que  d'autres établissements d’enseignement et de recherche associés. Une plaquette de présentation détaillée en pdf est téléchargeable sur le site de Musique Paris Sciences et Lettres.

Joan Farjot est pour sa part pianiste, compositeur et  chef d’orchestre, au parcours impressionnant. Il est également  avec Arnaud Torette le directeur musical de l' Ensemble Contraste dont le répertoire original traverse les frontières entre les styles et les genres. Plusieurs disques  salués par la critique ont été produits, dont  « Après un rêve » avec Karine Deshayes, ou « Miroirs », avec Raphaël Imbert et Karol Beffa


La chorale PSL s’est  attiré le concours régulier de Raphaël Imbert dont  les multiples projets  de « Bach Coltrane » à  « Music is my Home » ainsi que son activité au sein de la Compagnie Nine Spirit ont étendu la renommée  bien au delà de sa Haute Provence d'adoption.

Concernant  la thématique choisie pour ce concert, la distance semble grande entre le recueillement, sinon l'austérité toute luthérienne des grandes cantates du Kantor de Leipzig et l'exubérant déferlement d'orgue et de  battements de mains rythmant les «Wednesday Night Prayer Meetings»  des églises évangéliques fréquentées par la communauté noire américaine un peu partout aux Etats-Unis.


Charlie Mingus. "Wednesday Night Prayer Meetin"

C’est pourtant à l’expression d’une même foi, que l’ample déploiement  du  Choral du Veilleur, « Wachet auf, ruft uns die Stimme »


peut  faire écho par delà les siècles et les distances à la ferveur  débridée des assemblées de fidèles chantant, comme ici à Memphis  «Oh Lord Remember me» avec Albertina Walker


Entre chaque morceau Raphaël Imbert expliquera, et remettra en contexte avec humour et pédagogie, aimant à transformer comme il en est coutumier  chacune de ses prestations en  mini-conférences, comme qu’il l’avait déjà fait de façon détaillée en ce même lieu, le jour où il  était venu exposer les idées force de son magistral ouvrage intitulé « Jazz Suprême, Initiés mystiques et prophètes ». 


On  ne manquera pas d'en  recommander  la lecture, particulièrement éclairante sur cette question du rapport de la musique, et de la musique de jazz en particulier au sacré ainsi qu'à son envers profane.


Le concert:

Une très belle et émouvante composition du saxophoniste, écrite nous dit-il à l’occasion de la perte d’un proche, intitulée « Eternité Douce amère » nous le fit entendre en ouverture, simplement accompagné au piano par Johan Farjot.  


Il en existe une version sur  YouTube également  accompagnée par Johan Farjot, mais avec le concours des  violonistes Arnaud Torette et Geneviève Laurenceau:


Après une brève introduction de Raphaël soulignant  l’originalité et le caractère exceptionnel en ce lieu  de l'évènement  (et remerciant au passage la Mairie de Saint Etienne les Orgues de l’avoir rendu possible) , le choeur de Paris Science et Lettres entrera en scène sur deux rangées, pour  interpréter « Oblivion » , une composition d’Astor Piazzola figurant au répertoite de l’Ensemble Contraste:



Le choeur enchaînera  sur une suite regroupant  deux des  pièces les plus typiques du Gospel. Le mot Gospel vient de Godspell, signifiant  Parole de Dieu, ou Evangile:  « Amazing Grace » , tout d'abord dont les paroles furent  écrites vers 1760 par le prêtre anglican John Newton, ancien capitaine négrier converti au christianisme. 

La mélodie, sur une gamme pentatonique très simple écrite plus tard par William Walker sous un premier titre de « New Britain », et ce depuis une première  version qu’en donna  Mahalia Jackson en 1947,  fut très tôt chargée d’un symbolisme politique et associée au mouvement des droits civiques. Elle devint peu à peu un hymne universel. 


On le retrouve couramment aux Etats-Unis à l’occasion de cérémonies funéraires en particulier et aussi bien dans le monde entier, lors de grands événements ou rassemblements, du Festival de  Woodstock… au festival de Dunkerke (sic). Elle est aussi chantée au début de diverses rencontres sportives. Une des plus étonnantes versions en  est celle chantée par  Barack Obama lors de l’hommage rendu aux victimes de la tuerie de Charleston en Caroline du sud.


« We Three Kings » est  un chant de Noël écrit en 1857 par John Henry Hopkins Jr, recteur de l’église épiscopale de Williamsport, en Pennsylvanie. Les trois rois sont les Rois Mages de la Nativité:

We three kings of Orient are;
Bearing gifts we traverse afar,
Field and fountain, moor and mountain,
Following yonder star.

Nous somme les trois rois venus d’Orient;
Avec nos présents nous avons traversé, 
champs, fontaines, landes et montagnes,
suivant l’étoile au loin.

Le multi-instrumentiste et homme-orchestre Roland Kirk en a donné une version cent pour cent jazzy rebaptisée « We Free Kings » 


Avec « Abide with me  »  nous restons dans le domaine des  hymnes et cantiques chrétiens sur le thème « Seigneur reste auprès  de moi ».La mélodie sur des paroles de l’anglican Henry Francis Lite fut composée en 1861 par un certain William Henry Monk.

William Henry Monk

Abide with me; fast falls the eventide;
The darkness deepens; Lord with me abide.
When other helpers fail and comforts flee,
Help of the helpless, O abide with me.

L’hymne est célèbre dans tout le monde anglo-saxon et retentit régulièrement au cours de cérémonies religieuses ou militaires. C’était aussi l’hymne religieux préféré de Gandhi.  

Il se trouve également, ainsi que  ne manque pas de nous le rappeler Raphaël Imbert, que le pianiste Thelonius Monk, dont on rappelle qu'il avait commencé par jouer à l'église, « The High Priest of BeBop » comme on le nommait alors,  avait revendiqué une filiation avec son homonyme, au point d’avoir fait interpréter  «  Abide with Me » par son septet, pour son disque RLP 12-242 intitulé « Monk’s music».

Thelonious "Sphere" Monk

La distribution, prestigieuse, inclut  outre le piano de Monk, l'altiste Gigi Gryce, les deux maîtres du saxophone ténor classique et moderne, Coleman Hawkins et John  Coltrane ainsi que le bassiste Wilbur Ware et le batteur Art Blakey:


Le concert continuera  avec «  My Lord What a morning ». C'est à nouveau un  hymne du répertoire religieux, dont les parole font  référence au Jugement dernier

My Lord, what a morning !
My Lord, what a morning !
Oh my Lord, what a morning
when the stars begin to fall.

Oh, you will hear the trumpet sounds
To wake the nations underground,
Looking to my Lord's sright hand

When the stars begin to fall.

Un changement de style interviendra avec « Like Someone in  Love » , composition de Jimmy Van Heusen, pris par Raphaël Imbert et les voix  sur un tempo medium à la respiration très jazzy. Il s’agit de ce que l’on nomme aujourd’hui un standard, appartenant l' immense répertoire du « Great American Songbook »  ou se  côtoient mélodies écrites pour le cinéma et pour les comédies musicales de Broadway. Elles constituent en dehors de leurs propres compositions l'essentiel du matériel thématique utilisé par les jazzmen en tant que support à l'improvisation.


Les auteurs de ces thèmes étaient le plus souvent des émigrés ou descendants d’émigrés venus d’Europe, emportant avec eux tout un héritage de la grande musique  classique et romantique du vieux continent. On y retrouve en particulier de nombreux compositeurs juifs exilés, dont il est paradoxal, comme nous le fait remarquer Raphaël, qu’ils aient du fuir la barbarie nazie pour pouvoir perpétuer sous d’autres cieux une tradition en grande partie allemande.  C’est ainsi que pour pouvoir en vivre, la plupart mirent  leurs talents au service de « l’entertainment » autrement dit d’une  industrie devenue  florissante du divertissement musical, du cinéma, et du spectacle en général. J’ai un faible pour cette version de « Like Someone in Love » par  les  Jazz Messengers d’Art Blakey , avec son  long  chorus éloquent du trompettiste Lee Morgan.


On réalise tout ce que doit  cette grande musique nord-américaine qu’on appelle le jazz à ce croisement d’influences et de cultures, sans lien évident entre elles au départ; tradition classique européenne, de Jean Sébastien Bach à Richard Wagner ; tradition afro américaine  issue du blues et des chants religieux; influence grandissante ensuite enfin du cinéma et du show business naissant de Hollywood à Broadway.

A y regarder de près les repères et les dichotomies bien établies  se brouillent. Il n’y a a pas de grande musique et d’art mineur, de musique pour l’esprit et de musique pour le corps, l’une pour l’élévation et l’autre pour le divertissement. Le jazz  est à la croisée de ces métissages  dont il est le produit.

Le choeur et Raphaël enchaîneront ensuite avec « Scat Canon » dont le titre résume à lui seul l'esprit et la finalité d'un démarche consistant à jeter en pont entre deux mondes. 


Le scat dans le jazz est une technique vocale consistant à remplacer les paroles par des onomatopées rythmiques improvisées. Un procédé que pratiquèrent abondamment entre autres Louis Armstrong, Ella Fitzgerald et Dizzy Gillespie. Le tompettiste Médéric Collignon nous en fait une démonstration pour le moins réjouissante et déjantée :


Un scat canon "canon" trouvé sur YouTube

Avant un Ave Maria,  on restera  dans l'univers de Bach avec le Prélude Numéro un du clavier bien tempéré. 


« A quoi sert la musique ? » demandera  alors le saxophoniste, évoquant  le fait qu’aux USA, de grandes actions, en particulier les grandes marches pour la revendication des droits civiques sous la conduite de Martin Luther King s’étaient souvent, sinon toujours faites en musique. C’est le cas de ce « We shall Overcome » , devenu  emblématique du « protest song » , chanté en leur temps par Pete Seeger et Joan Baez et repris en choeur au cours de tous les grands mouvements de rassemblements de revendication. 


L’assistance sera  invitée à se joindre au choeur en après un rappel des paroles;

We shall overcome, we shall overcome,
We shall overcome someday;
Oh, deep in my heart, I do believe,
We shall overcome someday.

The Lord will see us through, The Lord will see us through,
The Lord will see us through someday;
Oh, deep in my heart, I do believe,
We shall overcome someday.

On peut les entendre résonner, reprises par la foule sur cette video au cours d’une des trois grandes marches de protestation de Selma  à Montgomery, en Alabama qui marquèrent l’apogée du mouvement pour la revendication du droit de vote pour le peuple afro-américain.


Dans ce même registre, le morceau suivant,  « NKosi sikelel  iAfrika » (Que Dieu bénisse l’Afrique)  écrit en langue xhosa accompagna le mouvement de libération de l’African National Congress (ANC) contre l’apartheid en Afrique du Sud, dont il devint un des deux hymnes nationaux ainsi que celui de plusieurs états africains après la proclamation de leur indépendance. En voici une version par le Soweto Gospel Choir. 


Un concert de musique sacrée ne pouvait se terminer sans que ne soit convoquée à  nouveau  la figure tutélaire de  Jean Sebastien Bach au travers de  son « Jesus bleibet meine Freude », « Que ma joie demeure ». On sait que Raphaël Imbert avait déjà su jeter un pont entre l’art immense et austère du Kantor de Leipzig et celui infiniment lyrique et incandescent, de l’interprète de «  A Love Supreme », un certain John Coltrane.


Un bis s’imposait, et quoi de plus approprié pour célébrer au final les noces du profane et du sacré qu’une composition de Duke Ellington, reprise en swinguant de belle manière par l'ensemble. Elle appartient au répertoire des fameux « Concerts of Sacred Music » du Duke,  magnifiquement et simplement intitulée « My Love »  et  dont on écoutera  ici l'exposé, au début d’une version du « Third Concert » enregistrée en 1973 à l’abbaye de Westminster.


My Love, A Love Supreme..