mardi 5 juillet 2016

La légende du B3, quatrième partie: Quelques organistes de Prestige... De Brother Jack McDuff à Charles Earland

Tous  ces nouveaux billets du CqJ consacré à l'histoire de l'orgue Hammond B3 sont en cours de correction et peuvent encore contenir  quelques coquilles et fautes de frappe que je m'efforce de rectifier progressivement. Je tiens à cet égard à remercier mon très grand ami de toujours Denis Lefèvre, excellent pianiste de jazz et président de l'Association Jazzaisneco pour son oeil d'aigle et ses remarques aussi impitoyables que pertinentes. 

Comme sa rivale Blue Note, la compagnie Prestige Records dirigée par Bob Weinstock avait fini par devenir dans les années cinquante une référence incontournable. Elle avait publié une bonne partie des disques phare du jazz moderne, les premiers enregistrements de Miles Davis, de John Coltrane, de Sonny Rollins et de tant d'autres.


Après le succès rencontré chez Blue Note par les premiers albums de Jimmy Smith à l'orgue, elle ne pouvait rester à l'écart de ce nouveau courant si commercialement prometteur du “jazz soul”. Des contrats furent signés, de nouveaux noms apparurent tandis que le Hammond B3 s'installait durablement au catalogue.

Brother Jack Mc Duff

“The Honeydripper”, référence PR 7199, sera son troisième album en 1961 pour Prestige Records. Grant Green et Ben Dixon qu'on retrouvera bientôt dans les studios de Blue Note y sont respectivement à la guitare et à la batterie. Le thème qui donne son nom à l'album est un blues en tempo medium basé sur un riff lancinant de saxophone joué par le grand Jimmy Forrest, particulièrement  renommé pour sa sonorité ample et chaleureuse.


Un an plus tard, dans “Brother Jack McDuff  meets the Boss”,  Prestige RLP 7228  l'organiste enregistre aux côtés d'une autre grande vedette de Prestige Records, en la personne du saxophoniste Gene Ammons.


Dans “Brother Jack Mcduff Live !”, Prestige 7274, la place du saxophoniste est tenue par  par Red Holloway dans une captation en direct effectuée au Front Room de Newark en 1963. Ce disque est aussi l'occasion d'entendre le guitariste George Benson à ses débuts. L'ambiance est celle d'un club et on mesurera tout ce que ce type de musique faite essentiellement pour transmettre et communiquer pouvait gagner à sortir des studios en allant à la rencontre du public.



On s'en convaincra facilement avec cette  archive O.R.T.F. / I.N.A. qui permet de revoir Brother Jack McDuff en pleine action au festival d'Antibes en 1964. [Ah les présentations d'André Francis avec le clap de début avec les mains !.. Elles auront  marqué mon adolescence !..]


Richard Groove Holmes

La notice en français de Wikipedia sur  Richard Holmes, dit “Groove” Holmes est des plus succinctes: Richard "Groove" Holmes était un organiste de jazz américain né le 2 mai 1931 et mort le 29 juin 1991. Grâce à son style très “funky”, il jouait surtout du soul jazz. 

En un sens,  ça dit l'essentiel, et le mieux est de laisser sa musique parler par elle-même. En fonction de la disponibilité sur YouTube qui est très importante, mais loin d'être exhaustive,  j'ai choisi un premier extrait issu du  “Soul Message” daté de 1965 et paru sous la référence PR 7435. Le titre, “Song for my Father”, est une belle composition du pianiste  Horace Silver, et montre aussi, s'il en était besoin, le fort ancrage de toute cette musique “soul” dans l'ethos hardbop dont elle était contemporaine.



“Living Soul” , sous le numéro PR 7468,  est une session enregistrée à New York en 1966. On y retrouve la très efficace formule trio orgue guitare batterie:


“Get  up & Get It”, PR 7514, sorti en 1967, fait entendre Richard Holmes dans un contexte purement jazz, avec une section rythmique prestigieuse constituée de Paul Chambers à la basse et de Billy Higgins à la batterie pour accompagner Teddy Edwards, l'un des meilleurs, sinon le meilleur de tous  les saxophonistes de  la côte Ouest. Difficile de rêver mieux. Elle est complétée par la guitare de Pat Martino dont c'était un des premiers enregistrements pour Prestige. 



“Soul Mist”,  l'album Prestige PR 7741 enfin, fut enregistré un an plus tôt, mais seulement publié en 1970. Sur une plage du disque, le trio devient un combo d'inspiration très hard bop, avec l'adjonction de  Blue Mitchell et de Harold Vick. On sera attentif à la façon dont l'arrangement  trompette  saxophone plus orgue sur le thème  de “There is no greater love” parvient à faire sonner le quintet un peu à la façon d'une grande formation.


Shirley Scott

Née en 1934 à Philadelphie, Shirley Scott, que l'on surnomma “The Queen of the Organ”,  est particulièrement représentative de la tendance “hard bop soul jazz” au sein de la compagnie Prestige Records pour laquelle elle enregistra plus d'une trentaine d'albums, avant de passer en 1964 chez Impulse, le label de Bob Thiele. Pianiste à l'origine, elle se tourna vers le Hammond B3 après avoir écouté Jimmy Smith (Jackie Davis en fait selon une autre source, et sans doute en fait les deux) . Sa collaboration avec le saxophoniste Eddie “Lockjaw Davis“ donna lieu à de nombreux albums, dont la série des  “Cookbooks” qui restent des sommets du genre.


Elle enregistra également par la suite dans  la même formule, (orgue saxophone batterie), avec Stanley Turrentine devenu son mari. Tous les disques de Shirley Scott donnent à écouter un jazz au swing souple et puissant où les sonorités de l'orgue et du saxophone se complètent idéalement. En voici un premier exemple datant de l'année 1958,  extrait du disque “Smokin” d'Eddie “Lockjaw ” Davis, PR 7301. On y remarquera la ligne de basse toute en clarté de George Duvivier  ainsi que le contraste entre la délicatesse de la  flûte de Jerôme Richardson et le “gros son” caractéristisque du jeu d'Eddie Davis.


“Skillet” est un  blues lent, un très “low down” et  “deep rooted” blues provenant de la même séance et publié dans le  Eddie Davis Cookbook vol 2 sous la référence PR 7782.


“Five Spot After Dark”, extrait du disque “Blue Flames”, PR 7338 enregistré plus tard en 1964 par Shirley Scott et Stanley Turrentine est pour ma part un monument de swing et de décontraction rythmique, à écouter et réécouter sans modération . On pourra comparer les styles très proches et différents à la fois d'Eddie Davis et  de Stanley Turrentine. 


Les ressources de YouTube étant pour une fois très maigres concernant les disques du catalogue Prestige  publiés sous son nom, je me contenterai de ce dernier extrait de l'album PRLP 7240 “Shirley Scott plays Horace Silver” enregistré en 1961 en trio avec Henry Grimes et Otis  Finch. Il s'agit de “Sister Sadie” , la célèbre composition du pianiste dans son album “Blowin' the Blues Away”


Don Patterson

C'était à la toute fin des années soixante. J'étais à Paris et à la librairie Gibert Jeune de la Place Saint-Michel parvenaient sans arrêt des cartons entiers de disques soldés en provenance des USA. Le sous-sol était devenu une vraie caverne d'Ali Baba, regorgeant d'éditions originales  Jazzland, Riverside, New Jazz et Prestige vendues 10 francs pièce de l'époque. C'est ainsi que “The Exciting New Organ of Don Patterson” avec  “The Hip Cake Walk” vinrent rejoindre ma collection avec tous  les Coltrane, les Miles, les Monk, les Sonny Rollins du catalogue Prestige qu'on y trouvait également  en abondance.

Je n'avais jamais entendu parler de Don Patterson, dont la notoriété est restée même jusqu'à maintenant plutôt confidentielle. C'est en réalité un très bon organiste, au phrasé original, plus sobre et jouant moins sur les effets du B3, axé avant tout sur le développement de la ligne mélodique à la manière d'un saxophoniste.  “The Exciting New Organ of  Don Patterson” était son premier album paru sous la référence PR 7323.

L'instrumentation y est  réduite au minimum, orgue, batterie et saxophone. Le saxophoniste qui lui donne la réplique  n'est pas des moindres puisqu'il s'agit de Booker Ervin, le compagnon de Charlie Mingus, hardbopper au son puissant,  aisément reconnaissable à la véhémence et au débit torrentiel de ses improvisations.  En voici deux exemples extraits de l'album dont le “Oleo“ de Sonny Rollins pris à vive allure comme il se doit.



“Boppin & Burnin”,  PR 7563, paru en 1968 nous donne l"occasion d'écouter l'emblématique “Donna Lee”, le thème acrobatique composé par Miles Davis à l'époque où il faisait partie du quintet de Charlie Parker, sur les harmonies de “Back Home again in Indiana”. Le très parkérien Charles McPherson à l'alto s'y retrouve en compagnie de Howard  McGhee, très grand trompettiste renommé pour avoir participé  à la naissance du bebop à la fin des années quarante.


Charles Earland

Je terminerai cet inventaire par deux enregistrements de Charles Earland, organiste et saxophoniste  né comme Shirley Scott à Philadelphie et bon représentant du “Hammond funk soul groove”.

“Black Talk” , PR 7758, paru en 1970 aligne une solide formation avec Earland à l'orgue, Virgil Jones à la trompette,  Houston Person au sax ténor, Melvin Sparks à la guitare, Idris Muhammad à la batterire ainsi que Buddy Caldwell aux congas. On y trouve ce très enthousiasmant “More Today Than Yesterday” que je me suis surpris à rejouer plusieurs fois.


“Living Black” , PR10009,  enregistré la même année, mais paru en 1971 nous restitue toute la chaude ambiance d'un  “live”, captée au Key Club à Newark dans le New Jersey dans un effervescent (*) “Milestones”. Le personnel est différent avec Gary Chandler à la trompette et Grover Washington au sax ténor. Earland y démontre son excellence en un contexte purement jazz, mais reste surtout connu pour être un maître du groove.



(*) Milestones est toujours joué de façon effervescente et rapide, comme dans la légendaire version originale  du sextet de Miles Davis: