vendredi 8 avril 2011

On the Ginza

Open jazz est une émission quotidienne dédiée à l'actualité du jazz, produite par Alex Dutilh  et diffusée tous les jours, sauf le week-end, sur France Musique après les informations de 19 heures. La programmation permet de découvrir en avant première  nouveautés et rééditions, dont  le nombre témoigne s'il en était besoin, de l'extraordinaire vitalité de la scène jazz mondiale.

Dans la programmation de l'édition du 6 avril dernier, figurait  "On the Ginza", à l'occasion  d'une réédition de "Ugetsu",  par Art Blakey et ses Jazz Messengers,  enregistrés au célèbre Birdland, littéralement "le pays de l'oiseau", un des club new yorkais  les plus fameux. L'oiseau aujourd'hui s'est envolé, il s'appelait Charlie Parker, et son ombre immense plane encore sur cet endroit mythique, à proximité de la cinquante-deuxième rue et de ses  clubs, aujourd'hui disparus,  où le be-bop s'inventait dans la fièvre et l'exaltation des commencements. 



L'enregistrement rassemble  une des  meilleures formations jamais réunies  par Art Blakey, dans une captation  en direct, où  la présence chaleureuse du public porte l'expressivité communicative  à son plus haut degré d'incandescence.

Y  eut-il jamais , s'il en était besoin, plus puissant remède à la mélancolie,  que ces jubilantes fanfares hardbop, exposées à l'unisson sous les coups de boutoir et les fracas  du batteur sorcier ? 

Je ne me lasserai personnellement jamais de la façon dont Art Blakey galvanise à tout instant  ses troupes, ni de sa manière  de moduler  la dynamique et l'intensité en distribuant sans parcimonie du pied et des mains, fills explosifs aux toms,  éclats de cymbale  et pressing rolls de fin du monde, en contrepoint de la pulsation principale. 


Voici donc au menu des réjouissances:

"One by One" : Après une introduction par le célèbre nain  Pee Wee Marquette, qui était  alors le Monsieur Loyal du Birdland, le set démarre sur le thème de Wayne Shorter sur un afterbeat marqué, rappelant celui de la célébrissime "Blues March".

"Ugetsu": est  une composition "orientalisante"  très caractéristique de la manière de Cedar  Walton, avec un puissant motif rythmique récurrent plaqué en accords  d'où  émerge périodiquement la légendaire  pulsation du leader sur la grande cymbale ride. On pense bien sûr au "Tokyo Blues" ou au "Too much  saké" du quintet d'Horace Silver

"Time Off" : de Curtis Fuller est l'occasion pour  celui-ci  de démontrer toute sa capacité à  phraser de façon fluide sur un uptempo, ce qui au trombone représente  le défi permanent de savoir concilier articulation  et vélocité  avec la souveraine aisance des plus grands. 

"Ping Pong", le bien nommé expose un motif rythmique qu' Art Blakey s'amuse à reprendre en rim shots  sur le cercle de sa caisse claire, en imitation du son produit par rebond de la balle.

La fameuse photo de Francis Wolff, utilisée pour la 
pochette du disque "The Big Beat", Blue Note BLP 4029

"I didn't  know what time it was", la très belle ballade de Rodgers et Hart, fournit  à Wayne Shorter l'occasion de déployer un solo lyrique et inspiré, se concluant par une impressionnante rentrée de toute la formation juste avant que la coda ne vienne mettre en valeur toute  la vibrante plénitude de la colonne d'air du saxophoniste.

"Eva", encore une de ces composition majestueuses en tempo lent , dont Wayne Shorter a le secret, "The High Priest" de Fuller, et "Conception" ne figuraient pas dans l'édition originale, ainsi  que  le fameux "The Theme", par lequel Miles Davis avait l'habitude d'annoncer la fin de ses sets. 

Il est amusant  de noter qu'Ed Sherman, en introduction du texte pochette  de l'édition vinyle originale, les fameuses liner notes, trouvait difficile à croire qu'une formation dirigée par un batteur, aussi fameux qui plus est,  pût devant une audience new-yorkaise "hip", enregistrer tout un disque sans prendre un seul solo de batterie. Ce disque en était la preuve à ses yeux, mais l'aventureuse hypothèse s'effondre dans "The Theme" à l'écoute du  long et roboratif solo dont Art Blakey ainsi qu'à l'accoutumée, régala en fait ce soir là  son auditoire.



"On the Ginza" est pour finir une  composition de Wayne Shorter, trop méconnue, comme le soulignait à juste titre Alex Dutilh,  et qui mériterait d'être reprise aussi  souvent qu'ont pu l'être "Lester left town", "Foot prints" ou "Speak no Evil". Le thème  sonne magnifiquement, exposé par cette même front line de rêve, soutenue par Cedar Walton et Reggie Workman, qui rend abolument indispensables tous les albums Blue Note d'Art Blakey où elle figure. On pense en premier lieu à "Buhaina's delight", mon favori, mais aussi bien sûr à "Mosaïc", "Indestructible" et  "Free For All". En introduction, Blakey prend soin d'expliquer que Ginza est le quartier commercial de Tokyo, un peu l'équivalent de nos Champs  Elysées. Il n'omet pas au passage sa plaisanterie favorite, qu'il répétait à chaque concert: "In this tune we feature... no one in particular". 



Puisqu'il est question du Japon, vers lequel malheureusement tous les regards se tournent en ce moment, je terminerai ce billet en rappelant que les jazzmen en activité à cette époque avaient tous une prédilection pour ce pays, au point de s'y produire en concert  et d'y enregistrer de nombreux disques, (Modern Jazz Quartet, Duke Jordan, Milt Jackson, John Coltrane, Miles Davis, Joe Henderson etc...) 

Cette fascination s'explique par une certaine réciprocité de la part des amateurs de jazz nippons, par lesquels ils étaient manifestement mieux considérés que dans leur propre pays, au point même pour certains d'acquérir un le statut de ces "trésors vivants", réservé aux plus vénérés et rafffinés détenteurs des savoir-faire  traditionnels dans la société japonaise. 


C'était vrai pour Elvin Jones ou Tommy Flanagan par exemple et c'est encore à ma connaissance le cas pour  l'un des derniers survivants de cette période, le grand Barry Harris. Art Blakey enregistra "Ugetsu", (dont il nous dit aussi en introduction que c'est le mot japonais pour "fantaisie")  au retour d'une tournée à coup sûr triomphale en ce pays. Une autre preuve en serait un deuxième disque enregistré pour Riverside, un peu moins connu et intitulé tout simplement..."Kyoto".




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire