Open jazz est une émission quotidienne dédiée à l'actualité du jazz, produite par Alex Dutilh et diffusée tous les jours, sauf le week-end, sur France Musique après les informations de 19 heures. La programmation permet de découvrir en avant première nouveautés et rééditions, dont le nombre témoigne s'il en était besoin, de l'extraordinaire vitalité de la scène jazz mondiale.
Dans la programmation de l'édition du 6 avril dernier, figurait "On the Ginza", à l'occasion d'une réédition de "Ugetsu", par Art Blakey et ses Jazz Messengers, enregistrés au célèbre Birdland, littéralement "le pays de l'oiseau", un des club new yorkais les plus fameux. L'oiseau aujourd'hui s'est envolé, il s'appelait Charlie Parker, et son ombre immense plane encore sur cet endroit mythique, à proximité de la cinquante-deuxième rue et de ses clubs, aujourd'hui disparus, où le be-bop s'inventait dans la fièvre et l'exaltation des commencements.
L'enregistrement rassemble une des meilleures formations jamais réunies par Art Blakey, dans une captation en direct, où la présence chaleureuse du public porte l'expressivité communicative à son plus haut degré d'incandescence.
Y eut-il jamais , s'il en était besoin, plus puissant remède à la mélancolie, que ces jubilantes fanfares hardbop, exposées à l'unisson sous les coups de boutoir et les fracas du batteur sorcier ?
Je ne me lasserai personnellement jamais de la façon dont Art Blakey galvanise à tout instant ses troupes, ni de sa manière de moduler la dynamique et l'intensité en distribuant sans parcimonie du pied et des mains, fills explosifs aux toms, éclats de cymbale et pressing rolls de fin du monde, en contrepoint de la pulsation principale.
Voici donc au menu des réjouissances:
"One by One" : Après une introduction par le célèbre nain Pee Wee Marquette, qui était alors le Monsieur Loyal du Birdland, le set démarre sur le thème de Wayne Shorter sur un afterbeat marqué, rappelant celui de la célébrissime "Blues March".
"Ugetsu": est une composition "orientalisante" très caractéristique de la manière de Cedar Walton, avec un puissant motif rythmique récurrent plaqué en accords d'où émerge périodiquement la légendaire pulsation du leader sur la grande cymbale ride. On pense bien sûr au "Tokyo Blues" ou au "Too much saké" du quintet d'Horace Silver
"Time Off" : de Curtis Fuller est l'occasion pour celui-ci de démontrer toute sa capacité à phraser de façon fluide sur un uptempo, ce qui au trombone représente le défi permanent de savoir concilier articulation et vélocité avec la souveraine aisance des plus grands.
"Ping Pong", le bien nommé expose un motif rythmique qu' Art Blakey s'amuse à reprendre en rim shots sur le cercle de sa caisse claire, en imitation du son produit par rebond de la balle.
La fameuse photo de Francis Wolff, utilisée pour la
pochette du disque "The Big Beat", Blue Note BLP 4029
"I didn't know what time it was", la très belle ballade de Rodgers et Hart, fournit à Wayne Shorter l'occasion de déployer un solo lyrique et inspiré, se concluant par une impressionnante rentrée de toute la formation juste avant que la coda ne vienne mettre en valeur toute la vibrante plénitude de la colonne d'air du saxophoniste.
"Eva", encore une de ces composition majestueuses en tempo lent , dont Wayne Shorter a le secret, "The High Priest" de Fuller, et "Conception" ne figuraient pas dans l'édition originale, ainsi que le fameux "The Theme", par lequel Miles Davis avait l'habitude d'annoncer la fin de ses sets.
Il est amusant de noter qu'Ed Sherman, en introduction du texte pochette de l'édition vinyle originale, les fameuses liner notes, trouvait difficile à croire qu'une formation dirigée par un batteur, aussi fameux qui plus est, pût devant une audience new-yorkaise "hip", enregistrer tout un disque sans prendre un seul solo de batterie. Ce disque en était la preuve à ses yeux, mais l'aventureuse hypothèse s'effondre dans "The Theme" à l'écoute du long et roboratif solo dont Art Blakey ainsi qu'à l'accoutumée, régala en fait ce soir là son auditoire.
"On the Ginza" est pour finir une composition de Wayne Shorter, trop méconnue, comme le soulignait à juste titre Alex Dutilh, et qui mériterait d'être reprise aussi souvent qu'ont pu l'être "Lester left town", "Foot prints" ou "Speak no Evil". Le thème sonne magnifiquement, exposé par cette même front line de rêve, soutenue par Cedar Walton et Reggie Workman, qui rend abolument indispensables tous les albums Blue Note d'Art Blakey où elle figure. On pense en premier lieu à "Buhaina's delight", mon favori, mais aussi bien sûr à "Mosaïc", "Indestructible" et "Free For All". En introduction, Blakey prend soin d'expliquer que Ginza est le quartier commercial de Tokyo, un peu l'équivalent de nos Champs Elysées. Il n'omet pas au passage sa plaisanterie favorite, qu'il répétait à chaque concert: "In this tune we feature... no one in particular".
Puisqu'il est question du Japon, vers lequel malheureusement tous les regards se tournent en ce moment, je terminerai ce billet en rappelant que les jazzmen en activité à cette époque avaient tous une prédilection pour ce pays, au point de s'y produire en concert et d'y enregistrer de nombreux disques, (Modern Jazz Quartet, Duke Jordan, Milt Jackson, John Coltrane, Miles Davis, Joe Henderson etc...)
Cette fascination s'explique par une certaine réciprocité de la part des amateurs de jazz nippons, par lesquels ils étaient manifestement mieux considérés que dans leur propre pays, au point même pour certains d'acquérir un le statut de ces "trésors vivants", réservé aux plus vénérés et rafffinés détenteurs des savoir-faire traditionnels dans la société japonaise.
C'était vrai pour Elvin Jones ou Tommy Flanagan par exemple et c'est encore à ma connaissance le cas pour l'un des derniers survivants de cette période, le grand Barry Harris. Art Blakey enregistra "Ugetsu", (dont il nous dit aussi en introduction que c'est le mot japonais pour "fantaisie") au retour d'une tournée à coup sûr triomphale en ce pays. Une autre preuve en serait un deuxième disque enregistré pour Riverside, un peu moins connu et intitulé tout simplement..."Kyoto".
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