Au comptoir du club se jouait un disque du saxophoniste, et comme pour faire encore un peu durer la magie, je restais un moment à l'écouter, tout en contemplant la pochette de cet enregistrement que je ne connaissais pas. Hank Mobley à son tour remonta l'escalier. Il resta quelques temps au bar.
Littéralement pétrifié, il ne me vint pas à une fois à l'esprit de lui adresser la parole, ne serait-ce que pour lui dire à quel point ses disques avaient pu compter pour moi ni à quel point j'avais toujours admiré sa façon de jouer. Je tenais en très haute estime à l'époque son disque enregistré pour Prestige, avec Jackie Mc Lean, Donald Byrd, Barry Harris, Doug Watkins et Art Taylor, et où s'enchaînent sur les chapeaux de roue "Au Privave", "Bouncing with Bud", "Little Girl Blue", "Alternating current", "Minor Disturbance"et "52nd streeet theme".
Et pourtant il était là, à mes côtés, une légende vivante du jazz, qui avait écrit tout un des plus beaux chapitres de son histoire. Je savais qu'il avait joué avec tout mes héros, John Coltrane, Wynton Kelly, Art Blakey, Horace Silver, Philly "Joe" Jones, et tous les autres. On trouvait à ce moment là en édition originale américaine tout un tas de disques Prestige, soldés à côté chez Gibert Jeune, véritable caverne d'ali baba, dont le "52nd street" précédent, ainsi qu'un plutôt rare "Tenor Conclave", avec Coltrane, Zoot Sims et Al Cohn.
Je croisai fugitivement son regard qui me sembla las et absent. Enfin, après avoir récupéré quelques billets en paiement de sa prestation, il se leva et finit par pousser la porte. Le "Chat" était désert à présent, et je sortis à mon tour. Je crois bien que la rue était luisante de pluie, mais peut-être n'est-ce qu'un tour de ma mémoire, induit par le sentiment rétrospectif d'une ineffable tristesse de l'instant, sans doute liée à ce que je savais et à ce que je pouvais imaginer par ailleurs de la condition d'un jazzman américain à Paris en ces années là. Je regardai un moment Hank Mobley s'éloigner à pas lents alors que son ombre se fondait peu à peu dans la nuit.
Etait-ce la dernière fois ? Ma mémoire ne saurait en jurer, car je me souviens avoir eu l'occasion de l'entendre à la même époque à l'American Center du boulevard Raspail, toujours en compagnie de Franco Manzecchi, Benoit Charvet et Siegfried Kessler, comme on le voit sur une photo prise lors de ce concert, et que j'ai placée en en-tête de ce blog.
Hank Mobley avait encore quelque temps séjourné à Paris, où il avait joué avec Slide Hampton et Dizzy Reece (il en reste une trace discographique). Il y eut aussi un grand concert avec ces derniers, ce devait être au TNP, et Daniel Humair était à la batterie.
J'appris bien plus tard, que de retour aux USA, et ayant encore enregistré quelques disques dans les années soixante-dix, il dut abandonner toute activité musicale en raison d'un problème pulmonaire. Un de ses derniers disques connus, enregistré à Copenhague pour Steeplechase, remonte à l'année 1980, en compagnie de Tete Montoliu, Georges Mraz et Al Foster. Il devait décéder en 1986, dans un relatif oubli, comme beaucoup de jazzmen de cette période.
J'évoquerai donc aujourd'hui la mémoire et la vie (pour autant que les maigres données biographiques disponibles le permettent) ainsi que l'oeuvre de Hank Mobley, saxophoniste ténor de sont état, qui fut et reste l'exemple type du jazzman injustement sous-estimé, sinon décrié par certains, et non des moindres, si l'on en croit les propos peu flatteurs de Miles Davis à son sujet dans sa biographie (1). Il fut pourtant une sorte d'archétype du saxophone ténor "hard-bop", avec à son actif une impressionnante série de souvent, sinon toujours, excellentes séances enregistrées pour Blue Note à l'apogée du style ainsi nommé, dans les décennies cinquante et soixante.
A quoi tient cette relative obscurité, qui le relégua sa vie durant au rang des seconds rôles ?
Sans doute à deux raisons. D'abord et surtout, il ne fut jamais John Coltrane ni Sonny Rollins, ni n'eut la prétention de l'être. C'étaient eux les géants, les poids lourds. Le critique Leonard Feather n'arrangea pas les choses semble-t-il en le qualifiant de "champion du monde, catégorie poids moyens, du saxophone ténor" (middleweight champion of the tenor saxophone). Ensuite, à la fin des années soixante, où la musique de jazz disposait encore d'une relative audience populaire, en particulier auprès des jeunes générations, vint le raz-de-marée pop-rock, dont le premier effet fut de contraindre bon nombre de musiciens, soudain privés d'un public plus large, au silence ou à l'oubli.
Ils furent nombreux, tant à l'Est qu'à l'Ouest, à en faire les frais, d'autant plus qu'avec la révolution du "free", le jazz en était venu en quelque sorte à exploser de l'intérieur. Dans les années qui suivirent, il n'y eut pratiquement plus de place au soleil pour des artistes insuffisamment célèbres, ou qu'un minimum d' intégrité empêchait de se compromettre dans des entreprises racoleuses. Les survivants de cette longue éclipse, de moins en moins nombreux, se voient aujourd'hui crédités d'un minimum de reconnaissance, mais la plupart comme ce fut le cas pour Hank Mobley, se retirèrent et disparurent un beau jour, dans l'indifférence générale.
Ils furent nombreux, tant à l'Est qu'à l'Ouest, à en faire les frais, d'autant plus qu'avec la révolution du "free", le jazz en était venu en quelque sorte à exploser de l'intérieur. Dans les années qui suivirent, il n'y eut pratiquement plus de place au soleil pour des artistes insuffisamment célèbres, ou qu'un minimum d' intégrité empêchait de se compromettre dans des entreprises racoleuses. Les survivants de cette longue éclipse, de moins en moins nombreux, se voient aujourd'hui crédités d'un minimum de reconnaissance, mais la plupart comme ce fut le cas pour Hank Mobley, se retirèrent et disparurent un beau jour, dans l'indifférence générale.
S'il fallait résumer l'essentiel de sa contribution à ce jazz énergique qui se jouait dans les clubs New Yorkais, peu après la disparition de Charlie Parker en 1955, et que l'on qualifia par la suite de "hard bop", on y trouverait le nom de Hank Mobley très tôt associé à ces deux formations emblématiques du genre que furent celles du batteur Art Blakey, avec ses Jazz Messengers, ainsi que celle du pianiste compositeur Horace Silver.
On a pu caractériser ce style par un certain retour aux fondamentaux de la musique de jazz des origines, le blues, le gospel, et même les "work songs" du temps de l'esclavage, tout en préservant l'essentiel du bebop de la décade précédente, tant du point de vue de la technique d'improvisation que du matériau thématique et harmonique lui servant de support.
On utilisait alors les qualificatifs de "churchy" ou "soulful" pour ce qui renvoyait au style vocal pratiqué lors des rassemblements religieux de la communauté noire américaine, ainsi que "dirty", "funk" ou "funky" dans un registre plus profane. C'est ainsi qu'au cours des années cinquante, des compositions comme "Moanin", "Blues March", chez Art Blakey, "Work Song" par les frères Adderley, ou Señor Blues de Horace Silver, connurent une popularité inattendue.
On a pu caractériser ce style par un certain retour aux fondamentaux de la musique de jazz des origines, le blues, le gospel, et même les "work songs" du temps de l'esclavage, tout en préservant l'essentiel du bebop de la décade précédente, tant du point de vue de la technique d'improvisation que du matériau thématique et harmonique lui servant de support.
On utilisait alors les qualificatifs de "churchy" ou "soulful" pour ce qui renvoyait au style vocal pratiqué lors des rassemblements religieux de la communauté noire américaine, ainsi que "dirty", "funk" ou "funky" dans un registre plus profane. C'est ainsi qu'au cours des années cinquante, des compositions comme "Moanin", "Blues March", chez Art Blakey, "Work Song" par les frères Adderley, ou Señor Blues de Horace Silver, connurent une popularité inattendue.
C'est dans la mouvance de ce retour à une forme de jazz plus extravertie, à la vivacité rythmique exacerbée par le jeu puissant de batteurs comme Art Blakey, Philly Joe Jones ou Louis Hayes, que se firent connaître, enregistrant à tour de bras les uns avec les autres pour la compagnie Blue Note, toute une génération de jazzmen reliés par de profondes affinités stylistiques, citons sans être le moins du monde exhaustif, Donald Byrd, Kenny Dorham, Tommy Flanagan, Kenny Burrell, Kenny Drew, Wynton Kelly, Bobby Timmons, Sonny Clark, Blue Mitchell, Sam Jones, Clifford Jordan, pour la série 1500 et un peu plus tard, Joe Henderson, Wayne Shorter, Andrew Hill, Herbie Hancock, Jackie Mc Lean, Bobby Hutcherson, Billy Higgins, Tony Williams pour la série 4000 .
De la très abondante production de l'époque, je retiendrai en priorité huit albums, enregistrés par Hank Mobley, en sideman ou en leader, à posséder en priorité et dont les pochettes illustrent ce billet.
Avec Horace Silver: "Six Pieces of Silver" (incluant le superbe Señor Blues). Blue Note BLP 1539.
Avec Art Blakey et les Jazz Messengers: "At the Café Bohemia" (Avec Horace Silver, Kenny Dorham, Doug Watkins, Art Blakey). Blue Note BLP 1508
Sous son nom:
"Soul Station", magnifique, mené par le puissant backbeat d'Art Blakey en quartet avec Wynton Kelly, et Paul Chambers. BLP 4031
"Roll Call", de la même eau, avec Freddie Hubbard en supplément. BLP 4058
"Workout", avec Grant Green, Paul Chambers, Wynton Kelly, Philly Joe Jones. BLP 4080
"No Room for Squares", avec Andrew Hill, John Ore, Philly Joe Jones. BLP 4149
"Straight no Filter", avec un superbe "East of the Village". BLP 4435
"The Turnaround", avec Barry Harris, Butch Warren, Billy Higgins. BLP 4186
(1) On pensera bien sûr, toutes proportions gardées, à Round Midnight, le film de Bertrand Tavernier, et à la première rencontre au club entre Cluzel, alias Francis Paudras, et Dale Carnegie, alias Bud Powell dans la véritable histoire, magnifiquement interprété par Dexter Gordon.
Curieusement, dans son recueil "Balades en Jazz", Alain Gerber raconte aussi son expérience, au même endroit, et qui le laissa pour sa part à jamais marqué par une courte rencontre fortuite avec Stan Getz, dans un texte superbe auquel je vous renvoie (Balades en Jazz, Folio inédit 2007).
(2) Après avoir quitté Horace Silver en 1959, Hank Mobley fut engagé par Miles Davis, où il prit la suite de Sonny Stitt. Deux soirées célèbres furent alors enregistrées en Californie, sous les titres "Friday night at the BlackHawk", "Saturday night at the BlackHawk". On y entend à loisir, et sur des tempos plutôt rapides, "LA" section rythmique de Miles à l'époque, le fameux trio Wynton Kelly, Paul Chambers, Jimmy Cobb, dont je n'ai décidément pas fini de vous rebattre les oreilles.
Avec Horace Silver: "Six Pieces of Silver" (incluant le superbe Señor Blues). Blue Note BLP 1539.
Avec Art Blakey et les Jazz Messengers: "At the Café Bohemia" (Avec Horace Silver, Kenny Dorham, Doug Watkins, Art Blakey). Blue Note BLP 1508
Sous son nom:
"Soul Station", magnifique, mené par le puissant backbeat d'Art Blakey en quartet avec Wynton Kelly, et Paul Chambers. BLP 4031
"Roll Call", de la même eau, avec Freddie Hubbard en supplément. BLP 4058
"Workout", avec Grant Green, Paul Chambers, Wynton Kelly, Philly Joe Jones. BLP 4080
"No Room for Squares", avec Andrew Hill, John Ore, Philly Joe Jones. BLP 4149
"Straight no Filter", avec un superbe "East of the Village". BLP 4435
"The Turnaround", avec Barry Harris, Butch Warren, Billy Higgins. BLP 4186
(1) On pensera bien sûr, toutes proportions gardées, à Round Midnight, le film de Bertrand Tavernier, et à la première rencontre au club entre Cluzel, alias Francis Paudras, et Dale Carnegie, alias Bud Powell dans la véritable histoire, magnifiquement interprété par Dexter Gordon.
Curieusement, dans son recueil "Balades en Jazz", Alain Gerber raconte aussi son expérience, au même endroit, et qui le laissa pour sa part à jamais marqué par une courte rencontre fortuite avec Stan Getz, dans un texte superbe auquel je vous renvoie (Balades en Jazz, Folio inédit 2007).
(2) Après avoir quitté Horace Silver en 1959, Hank Mobley fut engagé par Miles Davis, où il prit la suite de Sonny Stitt. Deux soirées célèbres furent alors enregistrées en Californie, sous les titres "Friday night at the BlackHawk", "Saturday night at the BlackHawk". On y entend à loisir, et sur des tempos plutôt rapides, "LA" section rythmique de Miles à l'époque, le fameux trio Wynton Kelly, Paul Chambers, Jimmy Cobb, dont je n'ai décidément pas fini de vous rebattre les oreilles.
Succédant à Coltrane et précédant Georges Coleman, puis finalement Wayne Shorter, Hank Mobley ne correspondait pas à ce qu'attendait à l'époque un Miles Davis en quête d'un renouvellement radical pour sa musique, et qui n'aboutirait qu'à l'arrivée dans le groupe de Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams. Voici donc ce qu'en disait Miles:
"Sonny Stitt quitta l'orchestre vers le début 1961. Je le remplaçais pas Hank Mobley, et nous rendîmes en studio pour enregistrer "Someday my prince will come" en mars 1961. J'amenais Coltrane pour jouer sur trois ou quatre thèmes, et Philly Joe Jones sur l'un d'entre eux. Mais le reste de la formation était identique, Wynton Kelly, Paul Chambers, Jimmy Cobb et Hank Mobley sur deus ou trois titres. (...)
En ce printemps 1961, en avril je crois, je décidais de me rendre en Californie pour un engagement à San Francisco, au Blackhawk. Je venais de jouer au Village Vanguard quand j'étais à New-York, mais la musique commençait à m'ennuyer, par ce que je n'aimais pas ce que jouait Hank Mobley dans l'orchestre (...). Jouer avec Hank n'était pas drôle pour moi, il ne stimulait pas mon imagination. Ce fut à ce moment que je commencais à jouer des solos vraiment courts, et où je quittai la scène juste après. (...) Hank Mobley quitta l'orchestre en 1961 et je le remplaçais per un type nommé Rocky Body (*) , mais ça n'allait pas non plus."
(*) un lecteur attentif et érudit me signale qu'il s'agit en fait de Rocky Boyd, (erreur de typo dans le texte anglais) .
[MAJ]
(*) un lecteur attentif et érudit me signale qu'il s'agit en fait de Rocky Boyd, (erreur de typo dans le texte anglais) .
[MAJ]
Il existe une monographie sur Hank Mobley, "The Music of Hank Mobley", de Derek Ansell, 2008, Northway Publications.
Bonjour Marc,
RépondreSupprimerTrès beau site. Manque seulement le son.J.C. Averty doit se sentir flatté d'avoir fais des émules. Ou est la fente pour les cassettes ?
Affectueusement
François
Il s'agit de Rocky Boyd (erreur de typo).
RépondreSupprimerClaude Schlouch
Je trouve seulement à l'instant votre commentaire. Merci pour votre lecture attentive !..
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