samedi 25 juin 2011

L'étrange destin de Gigi Gryce, par Alain Gerber

Encore un autre livre de jazz, intitulé "L'étrange destin de George Genéral Grice Jr., dit Gigi Gryce." Son auteur, Alain Gerber, est bien connu dans le milieu du jazz pour avoir  été pendant de nombreuses années  un des plus brillants rédacteurs de la revue Jazz Magazine. Ses études et  portraits publiés de musiciens restent un modèle de pertinence et d'intelligence critique, alliées à une exceptionnelle qualité d'écriture.



Il est aussi un  écrivain réputé, auteurs  de très nombreux romans et recueils de nouvelles plusieurs fois primés. On citera entre autres "Une sorte de bleu","La couleur orange",  "Les jours de vins et de roses", autant de claires allusions à quelques uns des grands chef-d'oeuvre enregistrés de l'histoire du jazz, ainsi que "Le Jade et l'obsidienne", "Une rumeur d'éléphant", "La  petite ombre qui court dans la prairie","Les petites chaises de Myrtiosa, "Le lapin de lune"...


Il fut enfin  pendant longtemps le producteur et présentateur d'émissions dédiées au jazz, sur France Musique et France Culture, dont "Black and Blue", et  le superlativement passionnant "Le jazz est un roman", devenu culte  aujourd'hui, pour tous ceux qui eurent le privilège d'en suivre les épisodes. C'était avant son départ forcé et il faut bien le dire scandaleux de France Musique, par décision de la direction de l'époque, pour une simple question d'âge, paraît-il. C'est un peu comme si on avait expliqué au pianiste Hank Jones ou au batteur Roy Haynes qu'ils étaient désormais  trop vieux pour se produire en concert !

Malheureusement, en  dépit de pétitions et de protestations issues d'une large communauté d'amateurs et de professionnels, les choses en restèrent là.


Bien heureusement pour nous, Alain Gerber continue à publier.  En parallèle  à sa  production purement littéraire, il est à l'origine d'un nouveau genre tout à fait original que l'on pourrait qualifier de fiction autobiographique, ou  de roman vrai du jazz, racontant à la  première personne la vie de musiciens célèbres comme Louis Armstrong, Bill Evans,  ou Charlie Parker, ainsi que d'autres beaucoup moins connus comme Clifford Brown ou ce Gigi Gryce qui est le héros, à la fois l'objet et  le sujet de cette histoire.

Son talent de romancier, doublé d'une érudition peu commune en matière d'histoire du jazz lui permet de reconstituer un très plausible discours intérieur de l'artiste. C'est un peu comme s'il donnait au lecteur accès  à tout l' univers mental et affectif de ce dernier, étayé de détails biographiques d'une scrupuleuse exactitude. Suppléant les blancs d'un réel par définition lacunaire, la fiction révèle  alors de façon étonnamment convaincante et réaliste toute la singularité d'une trajectoire, la vérité la plus intime et souvent tragique  d'un destin, tel le  bouleversant "Chet" (Chet Baker).


Alain Gerber a toujours manifesté une particulière affection pour les seconds rôles de l'histoire  du jazz, souvent obscurs ou méconnus à des degrés divers. Une des rubriques de l'émission "Black and Blue" s'intitulait "Petit dictionnaire incomplet des incompris". Au nombre de ceux-ci, et la liste serait longue, le pianiste Ellis Larskin, les batteurs O'Neil Spencer ou Donald Bailey, les saxophonistes Joe Maini ou Bill Trujillo, les trompettistes Jabbo Smith ou Don Fagerquist...

      Don Fagerquist


Gigi Gryce  fait partie de cette catégorie de jazzmen, ni tout à fait dans l'ombre, ni tout à fait dans la lumière, connus et  appréciés par une minorité d'amateurs chevronnés. Ce  fut aussi malgré tout dans les années cinquante un "musicien pour musicien", souvent sollicité pour ses talents de compositeur et d'arrangeur. Son jeu au saxophone alto, s'il n'a pas la  virtuosité d'un Sonny Stitt, a quelque chose d'original et constitue en lui même, tout comme celui  de Jackie Mc Lean ou  de Lee Konitz, une réponse stylistique à l'épineuse question qui se posait alors aux  saxophonistes: comment assumer  l'écrasante influence  de Charlie Parker, sans tomber dans  le piège d'une imitation plus ou moins habile.

J'ai en ce qui me concerne très tôt découvert le nom de Gigi Gryce, associé à celui de Thelonious Monk sur la pochette d'un disque Savoy, en lettres jaunes sur la photo en noir et blanc d'une batterie éclairée par un projecteur. Je suis longtemps  resté  fasciné par l'image de ce siège vide du batteur, qui enveloppait d'une sorte d'aura de mystère le nom de Gigi Gryce dont on ne savait absolument rien à l'époque.



L'édition originale américaine est en couleurs, mais ne donne pas plus de visage à Gigi Gryce bien que figurant  première position dans la liste  des autres participants, alors beaucoup plus célèbres. Deux thèmes cependant retiennent l'attention, "Nica's Tempo" et "Social Call", et ce sont justement deux compositions originales du saxophoniste.


Je ne devais à nouveau remarquer la présence de Gigi Gryce qu'un peu plus tard, mais là encore,  en tout petit , au dos du disque de Clifford  Brown publié par Blue Note, pour une session enregistrée en 1953 avec Art Blakey. On y entend ce magnifique thème intitulé  "Minority", une autre composition originale,  de Gryce, devenue depuis un grand standard du jazz moderne. (voir en particulier  sa reprise par Bill Evans )

Il me faudra attendre de trouver chez Gibert à Paris le  New Jazz 8320, intitulé "Sayin something" pour découvrir  enfin un portrait  de  Gigi Gryce.


Quel est donc à la fin  cet étrange destin, qu'Alain Gerber nous fait revivre en prêtant sa plume à  Georges Général Grice Jr, dit Gigi Gryce, et plus tard Basheer Kusim ?

Le récit, à la première personne, est celui d'une dépossession, vécue comme insupportable, et qui conduira Gigi Gryce à une sorte de paranoïa progressive à l'endroit de ce qu'il finira par imaginer comme une conspiration, entretenue par  la complicité passive des artistes, et ourdie par tout un système, qui irait d'intermédiaires peu scrupuleux et cupides aux dirigeants de grandes compagnies phonographiques avides de profit. 

On aura compris qu'il s'agit du problème des droits d'auteurs attachés à toute composition musicale, et le jazz n'est en rien une exception. Pour ne prendre qu'un exemple, il semble que le "Take Five" de Paul Desmond, ait fini par mettre son auteur à l'abri du besoin. Certes la plupart des thèmes composés par les jazzmen et devenus des standards du jazz, ne seront jamais autant joués, enregistrés, ni diffusés que les  grands standards de Broadway, sans parler de ce  "My Way", qu'il a suffi de voir un jour repris par Frank Sinatra pour faire aussitôt le tour du monde et de ce fait enrichir considérablement les ayant-droits.
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Pour autant "This here", ou "Moanin" du pianiste Bobby Timmons, popularisés par le quintet des frères Adderley ainsi que les Jazz Messengers  d'Art Blakey ont bénéficié d'une immense popularité. Ces deux thèmes ont fait ou font encore  partie du répertoire d'innombrables formations de jazz, et  c'est précisément dans l'intention d'en protéger les droits, ainsi que ceux de compositions de Kenny Dorham, Hank Jones, Benny Golson, Duke Jordan, Randy Weston, Booker Little et de quelques autres jazzmen notoires, que Gigi Gryce fonda en 1955, sa propre maison d'édition, nommée Melotone Music Inc. 

Malgré tous ses efforts, Gryce ne réussit jamais à rendre son entreprise suffisamment prospère  pour assurer à ses auteurs un montant de royalties en rapport avec le succès  de compositions devenues fameuses chez les jazzmen, telles que "Are you real", " I remember Clifford", "Just by myself"  ou "Step lightly". 


Pis, il crut même déceler quelque chose comme une certaine suspicion de la part de ceux, même proches, dont il s'était engagé à défendre les intérêts. Ce qui le  mortifia le plus fut de se voir lui même dépossédé un jour d'une de ses compositions, intitulée "Eleanor", pour la retrouver un beau jour signée Stan Getz sous le nom de "Stan's blues". La pratique était courante, disait-on. Même si cela ne risquait pas vraiment d'avoir enrichi  l'un ou l'autre, Gryce vécut ce détournement désinvolte comme un manque de considération, une marque de mépris, allant jusqu'à nier son existence même en tant que créateur.

"Ce que je reproche à Stan, c'est moins d'avoir pris mon bien que nié mon existence. Par ce que le préjudice qu'il m'a causé sans le moindre remords, et même comme on l'a vu avec une certaine insistance (donc j'imagine une certaine bonne conscience), jamais il n'aurait seulement songé à s'en rendre coupable au détriment, par exemple, d'Igor Stravinski. Sauf si l'on a affaire à un gangster, semblable déni de justice n'est envisageable que s'il couronne un parfait manque de considération: la certitude qu'en volant un thème de jazz vous ne volez pas grand chose; et la certitude qu'en volant  de surcroît, un nègre, vous ne volez pour ainsi dire personne"

Gigi Gryce restera surtout connu pour ses compositions, dont il était fier à juste titre, et ceci  explique largement son amertume,  ce d'autant que Getz se voit prêter par Gerber, de façon tout à fait crédible compte tenu de ce que l'on sait du personnage, à défaut d'être authentique, le propos suivant:


"Vieux, je ne vais pas t'encourager,  par ce que de ma part , ce serait tenter le diable. Il y a déjà bien assez de concurrence dans le métier, pour ne pas donner, en plus, un coup de pouce aux jeunes talents ! Mais comme je ne compose pas ou si peu que rien, et que en tant que saxophoniste, il est clair que tu ne m'arrivera jamais à la cheville, après tout je ne risque pas grand chose à te dire que tu es un putain de tricoteur de thèmes..."

Il  suffit  pour s'en convaincre  d'écouter "Melody Express", "Yvette", "Wildwood", "Mosquito Knees" , par le quartet de Stan Getz, puis plus tard, avec diverses formations ou sous nom, en leader,  "Shabozz", "Capri", "Evening in Casablanca", "Blue Lights", "Satellite", "Blue Concept", "Hymn of the orient", "Reunion" ainsi que les déjà cités "Minority" et "Social Call".

Gigi Gryce se rendra une première fois en France, où il suivra les cours d'Arthur Honegger et de Nadia Boulanger, pour revenir aux USA, curieusement,  assez désillusionné, semble-t-il,  sur le plan de ses capacités musicales, mais en s'étant converti entre-temps à l'Islam, sous son nouveau nom de Basheer Qusam. Il poursuivit et acheva  ses études musicales au conservatoire de Boston.



Il reviendra à Paris en 1953, à l'occasion d'une tournée de l'orchestre de Lionel Hampton, avec toute une  nouvelle  génération de jeunes  jazzmen, dont Art Farmer, Clifford Brown, Jimmy Cleveland, Quincy Jones. En dépit de frictions avec Hampton, aux conceptions bien éloignées de celles de tous ces jeunes turcs, et malgré l'interdiction que  leur en fit l'irascible vieux leader,  il aura l'occasion d'y enregistrer  avec Pierre Michelot, Henri Renaud et Alan Dawson de superbes plages restées historiques, dont "Paris the beautiful", "Evening in Paris", "La rose noire" et "Purple Shades".


De retour à New-York, il s'associa ensuite à Art Farmer, avec lequel il enregistrera pour Prestige l'essentiel d'une discographie relativement réduite.


When Farmer Met Gryce The Art Farmer Quintet (1954/5, Prestige OJC-072/P-7085), avec A Night At Tony's , Blue Concept, Stupendous-Lee, and Deltitnu; avec Art Farmer (trpt), Gryce (alt.), Percy Heath (bass), Kenny Clarke (drms), Horace Silver (pno) et Capri , Blue Lights , The Infant's Song , Social Call with Art Farmer (trpt), Freddie Reid (pno), Addison Farmer (bs) and Arthur Taylor (drms).


The Art Farmer Septet (1953/6, Prestige OJCCD-054-2/P-7031), avec  des arrangements et des compositions of Gryce and Quincy Jones, dont Mau Mau, Work of Art, The Little Bandmaster, Up In Quincy's Room, Wildwood, Evening in Paris, Elephant Walk, Tiajuana , When Your Lover Has Gone ; Avec  Art Farmer (trpt), Jimmy Cleveland (tbn.), Cliff Solomon, Charlie Rouse (tnr), Oscar Estell, Danny Bank (bar.), Quincy Jones, Horace Silver, Barry Harris (pno), Monk Montgomery (el. bs), Percy Heath, Doug Watkins (bs), Sonny Johnston and Arthur Taylor (drms). 


Evening in Casablanca -The Art Farmer Quintet (1955,  Prestige OJCCD-241-2/P-7017), Forecast, Evening in Casablanca, Nica's Tempo, Satellite, Sans Souci, and Shabozz ;  avec Art Farmer (trpt), Gryce (alt.), Duke Jordan (pno), Addison Farmer (bass) and Philly Joe Jones (drms).

Il fondera  ensuite avec le trompettiste Donald Byrd un autre quintet intitulé le Jazz Lab, avec lequel il se produira au Festival de jazz de Newport en 1957


Gryce and the Jazz Lab Quintet 1957, Riverside OJCCD-1774-2/RLP-12-229),  Love for Sale, Geraldine, Minority, Zing Went the Strings of My Heart, Straight Ahead, Wake Up! ; avec Gryce (alt.), Donald Byrd (trpt), Wade Legge (pno), Wendell Marshall (bs) and Art Taylor (drms). 


JAZZ LAB/MODERN JAZZ PERSPECTIVE.

Donald Byrd (trumpet); Gigi Gryce (alto saxophone); Sahib Shihab (baritone saxophone); Julius Watkins (French horn); Benny Powell, Jimmy Cleveland (trombone); Don Butterfield (tuba); Tommy Flanagan, Wade Legge (piano); Wendell Marshall (bass); Art Taylor (drums). Speculation, Over the rainbow, Nica's tempo, Blue concept, Little Niles, Sans Souci, I remember Clifford, Early Morning blues, Elgy, Stablemates,  Steppin' out, Social Call, Evening in casablanca, Satellite.

Et ce sera finalement en 1962, après trois albums enregistrés pour New jazz avec Richard Wyands, Richard Williams et Mickey Roker, ("Sayin' Something" ) ainsi qu'un un ultime "Reminiscin", pour Mercury,  que quelque chose d'étrange va se passer  dans la vie de Gigi Gryce.  Etait-ce la déception éprouvée à la suite du peu de succès obtenu dans ses  entreprises visant  à faire valoir et reconnaître les droits des musiciens de jazz sur leur propres compositions ?  Serait-ce une méfiance à l'endroit de tout, qui aurait dégénéré en paranoïa  généralisée ?


En imaginant le discours intérieur d'un artiste en pleine crise, Alain Gerber tente avec tout le talent qu'on lui connaît  de nous donner la clé de cette dérive, toutes ces choses qui n'arrivent pas par hasard, ce sentiment d'être poursuivi par les sbires de compagnies de disque ayant manigancé de s'approprier les oeuvres éditées, quitte à manipuler dans ce but, Eleanor, sa propre épouse, et jusqu'au  repli mystique enfin.

Gigi Grice (le nom hérité de son père) devenu Gigi Gryce, puis enfin Basheer Qusam va tout simplement disparaître de la scène du jazz, sans laisser d'adresse. Personne n'entendra plus jamais parler de lui, et il faut bien admettre qu'à l'époque, personne, aussi bien  ses anciens amis  musiciens que les journalistes de  la presse spécialisée  ne cherchèrent à beaucoup approfondir la question. Sa paranoïa l'avait rendu quelque peu infréquentable, et insupportable  à ses proches. Les spéculation allèrent un moment bon train, on le dit mort, exilé en Afrique.



Comme l'écrit  Gerber "il était quelqu'un dont, somme toute, on pouvait aussi bien se passer". Plus aucune trace donc, à l'exception d'un ultime courrier signé se son nom musulman en 1968, à la revue Down Beat, et qui ne fit l'objet que d'une information sommaire dans celle-ci. On ne sut que beaucoup  plus tard que Gigi Gryce, devenu définitivement Basheer Kusim, avait en fait exercé jusqu'à la  fin de sa vie une activité d'enseignant dans le cadre de l'école élémentaire n° 53 du Bronx. "Son nouveau métier l'obséda autant, sinon d'avantage, que, jadis son combat pour la propriété artitistique et sa peur de devoir le payer un jour de sa vie".  


Il succomba à une crise cardiaque le 14 mars 1983, à l'âge de 57 ans. Ainsi  s'acheva l'étrange destinée de Georges General Grice Jr, ex compositeur et musicien de Jazz au début des années cinquante.

Je vous convie bien entendu à la lecture de cette intriguante  biographie, au sujet  pour le moins inhabituel,  qui jette la lumière sur  un aspect peu connu de l'univers du jazz. Je recommande enfin pour terminer  "Around Gigi", un fort excellent disque de la saxophoniste Géraldine Laurent, en hommage à Gigi Gryce.






Minority, à lors du séjour parisien en 1953,  par  Gigi Gryce, en compagnie de Clifford Brown:



Minority, avec le Jazz Lab

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