jeudi 30 juin 2016

La légende du Hammond B3, 2 ème partie : et enfin vint Jimmy Smith...

“A New Sound, a New Star”. 

Quand la compagnie Blue Note sortit sous ce titre son album BLP 1512, il se produisit dans la communauté des musiciens, des critiques et du public de jazz comme un effet de sidération, vite suivi d'enthousiasme. Le nouveau venu s'appelait Jimmy Smith. Sous la recommandation du chanteur Babs Gonzales, il avait rencontré en janvier 1956 les patrons Alfred Lion et Francis Wolff  qui signèrent aussitôt un contrat pour une premier disque suivi bientôt d'une longue série qui devait révolutionner  l'utilisation de l'orgue de jazz.


Il eut de très  nombreux suiveurs et encore aujourd'hui son influence reste immense que ce soit dans les domaines du jazz, du  blues, de la soul, du  “soul jazz” qu'il contribua à inventer, du  rhythm and blues, du  funk, du jazz rock, du reggae, de la pop, du rock etc... On peut la retrouver dans tout  genre musical  utilisant des claviers ou des synthétiseurs.

Le Hammond B3 était sorti deux ans auparavant. C'est après avoir écouté Wild Bill Davis que le jeune Jimmy Smith pianiste à l'origine et doté d'une solide formation harmonique apprise à l'école s'empara de l'instrument qu'il sut très vite exploiter d'une façon inédite.

La révolution du BeBop avait eu lieu, et il lui reviendrait sous l'influence de Charlie Parker qu'il avait beaucoup écouté de la transposer dans le domaine de l'orgue, ainsi que Charlie Christian, rompant avec la tradition, avait déjà su le faire pour la guitare. C'est ce qu'on entend très clairement dans cette reprise du classique de Dizzy Gillespie, “The Champ” enregistrée au Small's Paradise en 1957.


Tout le style de Jimmy Smith est déjà là. La ligne rapide en double croches du phrasé bebop, les motifs rythmiques, la “walking bass” au pédalier, le déchaînement du jeu en accords à la fin où le B3 rugit de  tous ses registres avant une coda aux accents très “churchy”.

Jimmy Smith a renregistré près de deux cent disques. Je l'ai personnellement découvert avec un album qui reste mon favori et que je ne saurais que trop recommander aux nouveaux amateurs. Il s'agit de “The Incredible Jimmy  Smith featuring Kenny Burrell and Grady Tate”, Verve 8628, sorti en 1965. Le jeu de Grady Tate, formidable batteur de studio est un régal.  Kenny Burrell est comme à son habitude un improvisateur élégant et inspiré, doté du meilleur son de guitare jazz que je connaisse. Jimmy Smith, enfin, dont on entend les grognements de jubilation  tour à tour caresse et malaxe ses deux claviers, faisant progressivement  monter la tension pour libérer le moment venu le tonnerre d'un orage électrique.


La formation orgue guitare batterie était appréciée des patrons de clubs, car elle coûtait moins cher qu'un big band et pouvait sonner de façon tout aussi spectaculaire. Elle permettait aussi au claviériste de disposer d'un instrument toujours accordé, ce qui était surtout à l'époque loin d'être toujours le cas dans les endroits où l'on jouait du jazz. Il était aussi courant d'ajouter à cette configuration de base des saxophones alto ou ténor, trompette ou trombone pour encore plus de chaleur et d'expressivité.

En guise d'exemple, revenons huit ans en arrière avec cette session en sextet du 25 août 1957, qui montre à quel degré d'excellence Jimmy Smith était parvenu dans l'adaptation de son jeu d'orgue à une esthétique typiquement hard bop, en compagnie des plus brillants  représentants de ce style de jazz qui enflammait tous les soirs l'ambiance des clubs de jazz à New-York à la fin des années cinquante.

La distribution est du plus haut niveau avec Lee Morgan à la trompette, Curtis Fuller au Trombone, Lou Donaldson au sax alto, George Coleman ou Tina Brooks au saxophone ténor, Kenny Burrell ou Eddie Mc Fadden à la guitare, et deux batteurs en alternance, Donald Bailey et Art Blakey. Pas de bassiste naturellement, le pédalier du Hammond B3 y pourvoit. Cette séance donna à lieu à deux albums que je tiens pour tout à fait exceptionnels par le feeling  et l'intensité de jeu qui s'en dégagent.


Il  s'agit du disque Blue Note BLP 4002, “Jimmy Smith's House Party” ainsi que  du Blue Note BLP 4011  “The Sermon”, dont l'intitulé est de toute évidence un clin d'oeil aux assemblées liturgiques et aux prêches des églises  baptistes ou méthodistes fréquentées par la communauté noire. L'orgue s'y taillait la part belle dés qu'il s'agissait d'encourager l'assistance à extérioriser sa foi par les chants du Gospel.

“House Party”, “The Sermon”... Faut-il y voir une allusion à cette dualité entre l'exubérance profane, l'aspect “funk” et un certain sens du sacré, l'aspect “soul” qui semble marquer profondément tout le jazz de cette époque ?  Notre ami Raphaël Imbert à écrit me semble-t-il des choses très pertinentes à ce sujet, et je renvoie mes lecteurs à son passionnant “Jazz Supreme”


Après avoir enregistré plusieurs autres excellents albums avec Lou Donaldson, Jackie McLean, Tina Brooks, Ike Quebec ou Hank Mobley , autant de stars maison de l'écurie Blue Note, Jimmy Smith entama en avril 1960 une fructueuse collaboration avec Stanley Turrentine, saxophoniste  ténor dont  le souffle ample et puissant, ainsi que style très bluesy venaient se fondre en une osmose parfaite dans le décor chatoyant des sonorités de l'orgue.

Le premier disque issu de cettte rencontre fut “Midnight Special” sous le numéro 4078 du catalogue Blue  Note. La pochette est à elle seule toute une allégorie du “hobo”, littéralement du vagabond,  sillonnant les Etats-Unis à bord de trains empruntés clandestinement, éternel errant parti tenter sa chance ailleurs. Ce thème est particulièrement prégnant dans tout un imaginaire de l'exil lié au blues, au même titre que l'évocation du bruit saccadé des roues sur les rails par le boogie-woogie.



Sous le numéro 4117 fut édité la même année “Back at the Chicken Shack” enregistré au cours de cette même séance du 25 avril 1960, avec Kenny Burrell  à la guitare et Donald Bailey, au jeu sobre, efficace et précis qui  resta longtemps le batteur atittré de l'organiste. Comme souvent la couleur dominante est celle du Blues et le motif rythmique du “shuffle” est roi.



De tous les nombreux albums enregistrés durant cette période, et dont certains firent partie des meilleures ventes du label, je garde une prédilection particulière  pour la référence BLP 4100 “Jimmy Smith Plays Fats Waller”  où l'on peut entendre  Jimmy Smith dans un registre inhabituel revisitant avec beaucoup de délicatesse, de retenue et de swing les thèmes du répertoire de Fats Waller, pionnier de l'orgue en jazz, en compagnie de Quentin Warren à la guitare et Donald Bailey à la batterie.


Quant au numéro BLP 4200 “Softly as a summer breeze” , il présente le considérable attrait à mes yeux de comporter trois pistes où,  pour la seule et unique fois à ma connaissance avec Jimmy Smith, la batterie est tenue par le grand “Philly” Joe Jones dont le jeu percutant et solidement charpenté  fait merveille en soutien de l'orgue,  et de la guitare de Kenny Burrell.


Jimmy Smith quitta Blue Note en 1961 pour rejoindre la compagnie Verve Records, où sa musique,  colorée à l'occasion de percussions afro-cubaines, et souvent accompagnée d'une grande formation vit s'élargir son audience bien au delà du cercle des amateurs de jazz et  des inconditionnels de la première heure. Ceux-ci purent  regretter un tournant un peu plus commercial, encore que beaucoup de ces disques longtemps restés en tête des classements, comme le célèbre “Got my Mojo Walkin”,  et plus marqué que jamais par le blues, restent des chef-d'oeuvre de nature à réconcilier les deux publics. On le doit  surtout à  la qualité des arrangements signés de plumes prestigieuses, Oliver Nelson comme ici, Lalo Schifrin ou Claus Ogerman


Au moins aussi connu en raison de la reprise qu'en fit Claude Nougaro, “The Cat” bénéficie pour sa part des  brillants  arrangement de Lalo Schifrin pour une grande formation dont l'originalité est de n'être constituée que de cuivres : six trompettes, deux trombones, un trombone basse, quatre cors  d'harmonie et un tuba. J'ai choisi en illustration le “Delon's Blue”,  renvoyant pour le thème titre  à l'article “Les Chats du Jazz” sur ce même blog.


Un duo dynamique:

La période Verve fut également l'occasion à  d'une rencontre  en studio avec Wes Montgomery, qu'on peut considérer en un sens comme le pendant de Jimmy Smith à la guitare ne serait-ce qu'au regard de l'importance de son apport stylistique à l'instrument. Les séances eurent lieu aux studios de Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs en septembre 1966 et le résultat fut réparti sur deux albums. Un premier opus intitulé “The Dynamic Duo: Jimmy and Wes” sous la référence V8678 propose deux titres en big band, “Down by the Riverside” et “Night Train” sur des arrangements d'Oliver Nelson et trois titres en quartet avec  Ray Baretto aux percussions. 


Un second, avec une répartition analogue entre titres en grande formation et en quartet parut séparément sous le titre “Further Adventures of Jimmy Sith and Wes Montgomery” sous la référence V8766 avec une version du “Milestones” de Miles Davis superbement arrangée  par Oliver Nelson 

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Après avoir parcouru la planète en tournées et enregistré encore de très nombreux disques dont on trouvera la liste complète sur la page du Jazz Discography Project  Jimmy Smith retrouva en 1983  pour le label Elektra son compère Stanley Turrentine en compagnie de Georges Benson, de Ron Carter et de Grady Tate pour une session débordante de swing, dans l'esprit resté intact des grandes heures de la période Blue Note.


A la sortie du Hammond B3 en 1955, Jimmy Smith avait su très vite tirer parti  des innovations techniques caractérisant ce modèle, en particulier les jeux de tirettes harmoniques modifiant les timbres ainsi que l'effet de percussion permettant de doser la force d'attaque des notes dans les phrasés staccato. La force expressive de son jeu se trouvait également renforcée par son emploi de la “cabine Leslie”. 

Celle-ci, dont le premier modèle fut inventé en 1940 par l'ingénieur Donald Leslie était un système de génération d'effet de vibrato et d'amplification du  son basé sur des haut-parleurs en rotation à vitesse variable et  montés à l'intérieur d'une ébenisterie disposée  comme un satellite  à côté du B3. 


Le modèle 122 RV de la cabine Leslie

La popularité croissante de Jimmy Smith auprès du public et surtout des musiciens fit littéralement s'envoler  les ventes du B3 a au point que la société Hammond dut renoncer à en interrompre la fabrication pour la prolonger jusqu'en 1974  alors que commençaient à arriver sur le marché des orgues électroniques plus compactes, moins onéreuses, mais dont la sonorité ne pouvait que très difficilement rivaliser avec celle, unique et recherchée de l'instrument d'origine. 

Par son charisme, Jimmy Smith, véritable évangéliste du Hammond B3, a suscité nombre de vocations. Il est temps de passer en revue quelques uns, célèbres ou méconnus, de ses mutiples  épigones.



(A suivre... De Big John Patton  à Larry Young,  l'âge d'or du style “Organ and Soul”)



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