samedi 2 juillet 2016

La légende du Hammond B3, 3ème partie. Organ and Soul, l'âge d'or Blue Note : De Baby Face Willette à Larry Young

En 1999 parut un double CD faisant partie de la collection “The History od Blue Note”, rétrospective des enregistements les plus marquants du label. Le volume 3 s'intitulait “1956-1967 Organ and Soul”. Cette période, commençant avec le premier enregistrement  de Jimmy Smith, fut en effet on ne peut plus marquante dans l'histoire  de l'orgue Hammond, modèle B3.


“Organ and Soul”, c'est également le titre du chapitre consacré à cette période par Michael Cuscuna dans le très beau livre intitulé “The Blue Note Years, The Jazz Photography of Francis Wolff”. Celle ci vit l'émergence de tout un style dit “jazz soul”, à l'époque considéré comme mineur par les puristes, mais dont on ne cesse de redécouvrir les trésors encore aujourd'hui.


A la fin des années 80, comme le rappelle Cuscuna à la fin de son introduction, tout un tas de DJ dans les clubs londoniens jouaient déjà des faces de vieux vinyles Blue Note pour faire danser des jeunes de vingt ans. La mode prit de l'ampleur, poursuit-il,  et s'étendit de Tokyo à New-York. De rappeurs célèbres se mirent à sampler des extraits pour les inclure dans leurs propres disques. A présent, tous ces disques sont devenus des collectors particulièrement prisés de toute une génération qui ignore souvent  qu'il arriva à la musique de jazz d'être parfois populaire.


Au milieu des années cinquante donc, dans le sillage de Jimmy Smith et suite à l'immense succès qu'il rencontra dès ses premiers enregistrements, se leva toute une pléiade de nouveaux organistes, anciens pianistes la plupart du temps. Alors que cet instrument se répandait dans les clubs et s'écoutait à la radio, toute une partie du public que les sophistications du bebop avaient pu faire se tourner vers des formes plus accessibles (blues, rhythm and blues, soul music) se mit à revenir  vers un jazz que sa qualification de soul jazz (littéralement jazz avec âme) n'empêchait pas de rester avant tout du jazz, et du meilleur, comme on peut s'en rendre compte aujourd'hui. 


La richesse sonore  du Hammond n'y était pas pour rien, et que ce soit en simple trio avec guitare et batterie ou  avec l'adjonction d'un  saxophone au sein des nombreux combos “orgue sax guitare batterie” qui se multipliaient alors, la musique était chaleureuse, dansante, elle plaisait et l'industrie du disque avait suivi, sinon précédé la tendance.

Baby Face Willette:

Baby Face Wilette n'aura enregistré que deux disques pour Blue Note. Sa notice Wikipedia (*) y est des plus succincte, ce qui n'est pas une raison pour ignorer sa musique, excellente de part en part comme on pourra en juger par ce “Somethin'Strange”, extrait de son album “Face to Face”, publié sous la référence BST 84068.


(*) Roosevelt « Baby Face » Willette, né le 1er septembre 1933 – mort le 1er avril 1971, est un musicien de jazz américain. Il jouait de l’orgue Hammond. Sous son nom, il a enregistré quatre albums : deux pour Argo et deux pour Blue Note Records. En tant que sideman, il a joué sur Here 'Tis de Lou Donaldson et Grant's First Stand de Grant Green, tous deux enregistrés en 1961.


Big John Patton : 

Big John Patton est né en 1935 à Kansas City. Sa mère, pianiste à l'église, lui apprit les bases du clavier.  Il fit ses débuts dans l'orchestre  de Rhythm and Blues  de Loyd Price. On peut lire dans sa biographie qu'alors que le précédent pianiste venait d'être congédié, John Patton n'eut qu'à jouer quelques mesures du début de “Lawdy Miss Clawdy”, le tube du chanteur, pour être aussitôt engagé. 

C'est là qu'il fera la connaissance du batteur Ben Dixon qui l'encouragea à se mettre au Hammond B3, toutes les fois que l'orchestre avait l'occasion de se produire dans un endroit qui en était équipé. Comme tous les pianistes  qui s'approprièrent  cet instrument à cette époque, il apprit à le maîtriser en autodidacte. Après avoir monté son propre “organ trio”, il s'installa à New York où il fit la connaissance du saxophoniste ténor Ike Quebec.


Ce dernier lui présenta le guitariste Grant Green et l'introduisit chez  Blue Note où il participa dans la période allant de 1963 à 1970 à de nombreuses sessions d'enregistrement, que ce soit comme sideman ou en tant que leader, en compagnie de quelques uns des musiciens marquants du label comme Lou Donaldson, Grant Green, Harold Vick, ou Don Wilkerson.

Son premier disque pour Blue Note, “Along came John”, BLP 4130, parut en 1963. Il y retrouva Ben Dixon ainsi que celui qui devait rester  longtemps son compagnon de route, Grant Green à qui il vouait une immense admiration.


“Grant is my love...I never heard nobody play the guitar like that brother...Grant started playing when he was about twelve and he was out there a long time...and I was so thrilled that I got a chance to play with him...

Big John Patton nous livre dans ce disque une musique enracinée dans le blues, tout à fait représentative de ce courant qualifié de soul jazz, jazz funk, en grande partie axé sur  sur l'efficacité rythmique et le sens du “groove”, tout en reprenant de par l'instrumentation et le style d'improvisation l'essentiel des codes du pur jazz hardbop.


Deux ans plus tard, l'album BLP 4239, “Let 'em Roll” en constitue le parfait exemple, dérivant  de cette forme de jazz héritée du bop dont Art Blakey et ses “Jazz Messengers” ou le quintet de Horace Silver s'étaient faits les porte-voix tout en effectuant un certain retour aux  fondamentaux de la musique populaire noire américaine.


Toute la force émotionnelle et la  beauté de ce style devenu avec le temps celui du grand  classicisme Blue Note tiennent en la réussite de cette synthèse,  où chacun, de l'amateur pointu au néophyte issu du public le plus large, peut trouver son compte. Tout aussi caractéristique en est ici la présence du vibraphoniste Bobby Hutcherson, un habitué plutôt des séances purement “jazz moderne” ou même qualifiées alors de “jazz d'avant-garde” de la firme. Les riches textures de l'orgue s'y marient à merveille avec les sons cristallins de l'instrument à lames vibrantes et donnent à l'ensemble un relief inédit.


Freddie Roach:

Freddie Roach, à ne surtout pas confondre avec le boxeur et entraîneur américain du même nom, n'a jamais atteint la popularité d'un Jimmy Smith. J'ai cependant une prédilection toute particulière pour ce  “Soul Jazz Hammond B3 organist” pour reprendre l"étiquette sous laquelle il se trouve rangé dans les encyclopédies du jazz. Il se fit connaître en 1960 sur “Heavy Soul”, Blue Note BLP 4093, un  album tout à fait excellent du saxophoniste Ike Quebec.


Comme leader pour Blue Note, il enregistrera cinq albums particulièrement réussis. Le premier, paru en 1962, s'intitule “Down to Earth”, référence BST 84113, avec le saxophoniste Percy France, Kenny Burrell à la guitare et le batteur Clarence Johnston. On peut entre autres y entendre ce très envoûtant théme de Henri Mancini, intitulé “Lujon”.  Je m'apprêtais à écrire que ce thème aurait fait une magnifique bande son pour un générique de film ambiance polar des années soixante, tels que les affectionne mon ami cinéphile expert et très grand amateur de jazz Alexandre Clément, avant de réaliser qu'ayant d'abord été destiné mais non retenu à la série télévisée de Blake Edwards “Mr Lucky”, elle même vaguement inspirée d'un film du même nom avec Gary Grant en 1943, il avait après coup servi à plusieurs autres bandes originales de films dont “The Big Lebowski”.


Cela dit, il faut écouter et réécouter dans la version qu'en donne Freddie Roach, après une introduction à la batterie et l'exposé un peu lancinant du thème “à climat”, le soudain flamboiement des registres du Hammond B3 précédant la reprise du thème et un premier chorus de Kenny Burrell soutenu par la “walkin' bass” féline au pédalier.


Quant au second album enregistré par Freddie Roach sous le titre “Mo greens please”, Blue Note BST 84128, toujours avec Kenny Burrell et Clarence Johnston, mais avec au saxophone Conrad Lester, le contributeur de Wikipedia s'enhardit même à considérer  qu'il est “perhaps one of the greatest 10 jazz organ sides ever recorded”.  


La même année, 1963, voyait la sortie d'un second disque, “Good Move”, BST 84158, un “bon coup” pour reprendre la double métaphore échiquéenne du titre et de la pochette, typique de ce design graphique très “Blue Note” qui fait aujourd'hui de chaque album vinyle original un collector très recherché.

Ce disque présente en outre la caractéristique particulièrement attractive à mes yeux  de déployer une “front line” de rêve, avec deux pointures purement jazz de la marque, le trompettiste Blue Mitchell aux côtés du saxophoniste Hank Mobley. La dernière plage, “On your way up”,  avec sa battue à quatre temps accentués  a même un air  de “Blues March”,  la triomphale et réjouissante fanfare  hardbop qu'affectionnaient de jouer Art Blakey et ses Jazz Messengers.


Je ne retiendrai pour conclure de la discographie de Freddie Roach que ce “Brown Sugar“, extrait du troisième album éponyme BST 84168, paru un an plus tard en 1963, et devenu rare et onéreux comme la plupart de  ces disques, que ce soit en édition vinyle d'origine ou en réédition CD japonaise.


Je le trouve particulièrement intéressant en ce qu'on peut y entendre sur un rythme “boogaloo” à la “SideWinder” un invité devenu depuis prestigieux, le très grand saxophoniste post coltranien Joe Henderson, un exemple supplémentaire de l'heureuse synthèse réussie à cette époque par Blue Note entre  tradition et modernisme.



Larry Young:

L'arrivée de Larry Young marquera un important tournant stylistique dans l"évolution du répertoire et dans la façon de jouer du jazz sur le B3.  Autant celle-ci avec Jimmy Smith et ses suiveurs reposait sur une base de blues traditionnel mêlée d'influences bop héritées de la musique de Charlie Parker, le changement de direction  initié progressivement par Larry Young tendit à intégrer à  sa musique l'influence et les innovations d'un autre géant du jazz en la personne de John Coltrane, improvisation modale essentiellement pour le schéma harmonique et du côté de la batterie, une polyrythmie foisonnante, telle que l'avait développée Elvin Jones aux côtés du saxophoniste. 


Après avoir enregistré ses premiers disques sur le label concurrent Prestige, il fait une apparition remarquée chez Blue Note  sur un disque de Grant Green en trio, “Talkin' About” , BST 4183 enregistré le 11 septembre1964. Il est significatif que le batteur de la session soit précisément Elvin Jones, impulsant de son accompagnement explosif le premier titre de l'album  “Talkin about J.C”, J.C. comme John Coltrane, bien évidemment. 


Peu après, le 12 novembre 1964, Larry Young retourne dans les studios de Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs, pour y enregistrer  un premier album sous son nom, “Into Somethin'” BLP 4187. Il  continue à y développer un style à la fois en continuité et en rupture avec tout ce qui se faisait jusqu'ici à l'orgue: un accompagnement  plus en interaction avec le jeu des  solistes, comme ici l'aventureux et tout à fait passionnant saxophoniste Sam Rivers, un répertoire de compositions originales ainsi qu'une très grande liberté harmonique dans l'improvisation. 


En 1965 paraît ce que je considère non seulement comme le chef-d'oeuvre de Larry Young, mais aussi comme un des plus beaux disques de tout le riche catalogue Blue Note. Il s'agit sous l'étiquette BST 84221 de “Unity”, dont le graphisme de pochette, signé comme à l'habitude par Reid Miles, le célèbre graphiste maison,  suffirait  déjà à faire un collector absolu, et dont surtout  la musique impétueuse et inspirée jaillit à chaque plage comme un torrent d"énergie, propulsé par le drumming cataclysmique d'Elvin Jones. A chaque instant de l'album se touve donné libre cours à l'imagination créative de ces immenses maîtres de leurs instruments respectifs que sont Joe Henderson au saxophone ténor et Woody Shaw à la trompette. Voici l'une des dizaines de références dans  cette catégorie à posséder impérativement  dans sa discothèque.



Il y a cinq ans j'évoquais dans un des premiers billets de ce blog un album auquel j'ai toujours réservé une place à part dans ma discothèque pour l'avoir écouté mille fois après l'avoir trouvé presque par hasard en fouillant dans les bacs de “Chez Max”, le disquaire particulièrement bien achalandé et amateur de jazz de la rue Fabrot qui jouxtait le cours Mirabeau, à Aix en Provence. C'était  une époque bien révolue où il existait encore de tels endroits où se donnaient rendez-vous tous les passionnés mélomanes. On pouvait y discuter longuement musique avec le patron avant de repartir avec les derniers imports US. Il s'agit de “Street of Dreams”, Blue Note BST 84253, qui n'est pas un disque de Larry Young mais de Grant Green. 



Le plaisir d"écoute étant resté intact en plus de quarante ans déjà, je ne peux que reprendre mot pour ce que j'écrivais en mars 2011:

“Encore un disque d'orgue, particulièrement original, puisqu'on y entend une formation orgue, guitare, vibraphone et batterie, ce qui est plutôt rare. Larry Young, Bobby Hutcherson, Grant Green, et Elvin Jones en sont les protagonistes, et y créent un climat exceptionnel, sur de superbes thèmes pris en tempo lent à medium. Le pédalier de Larry Young entretient une très belle respiration , et le vibraphone de Bobby Hutcherson plane magnifiquement sur l'accompagnement orgue et guitare.


Quant à Elvin Jones, rarement entendu en ce contexte si cool, il pousse les solistes en cascades de triolets sur ses caisses, et sa pulsation aux cymbales est comme d'habitude une merveille d'élasticité et de décontraction. (la photo qui suit a été prise par Francis Wolff lors de cette session, eneregistrée le 16 novembre 1964 aux studios Rudy Van Gelder)


Tous les thèmes, “Street of dreams”, “Lazy Afternoon”, “Somewhere in the night”, sont des standards, superbement réinterprétés, avec une mention spéciale pour I Wish you love, où on on reconnaîtra le fameux “Que reste-t-il de nos amours” de Charles Trenet. L'absence d'aspérité en ferait une excellente musique de fond, mais ce disque mérite de toute évidence bien mieux que cela.”



Larry Young enregistra beaucoup d'autres albums dans des contextes électro acoustiques variés  jusqu'à son décès prématuré à New York en mars 1978. Après avoir participé aux sessions “In a silent way” et “Bitches Brew” de Miles Davis Il fonda en 1969 le trio Lifetime, avec Tony Williams, ouvrant  à l'orgue et par la suite  aux synthétiseurs  les nouveaux horizons du jazz-rock dit aussi jazz fusion. Mais ceci est encore une autre histoire.

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