Jazz on the web. Disques, concerts, archives filmées, découvertes et coups de coeur d'un passionné de jazz au hasard de ses tribulations sur le réseau.
Que voulez-vous, c'est comme çà, certains se passionnent pour les coureurs et les vélos, moi c'est pour les batteurs et leur batteries. Au point de m'être précipité sur deux ouvrages découverts sur Internet et respectivement consacrés à l'histoire des batteries Gretsch, dont le titre "Gretsch Drums: The Legacy of "That Great Gretsch Sound"" reprend le fameux slogan de la marque, ainsi que "Star Sets: Drum Kits of the Great Drummers" consacré aux instruments utilisés par les batteurs, que ce soit dans le domaine du jazz, ou celui du du pop-rock.
On y confirme en particulier, je le savais déjà , que Charlie Watts, le batteur des Rolling Stones, est d'abord un batteur de jazz frustré, au point même d'avoir comme Art Blakey, Elvin et Philly Joe Jones, toujours choisi de jouer sur une batterie Gretsch. Ringo Starr, Le batteur des Beatles quand à lui trouve bizarrement les Gretsch trop rapides et semble assez fier de sa Ludwig "Black Oyster".
Jusqu'à la fin des années soixante, aux Etats-Unis, berceau du jazz et du rock, l'industrie de la batterie était dominée par une poignée de grandes compagnies dont Gretsch, Ludwig, Rogers, Slingerland, avant que le Japon ne vienne remettre en question la suprématie américaine, avec des marques comme Tama, ou Yamaha.
Le fameux logo associé à "That great Gretsch sound"
Avec l'histoire de la compagnie Gretsch, c'est toute l'évolution stylistique du jazz sur plusieurs décennies qui se trouve retracée, ainsi que l'apport des évolutions techniques sur le jeu des batteurs. Les photographie des kits de batterie dans les années 1920-1930, montrent d'invraisemblables assemblages de grosses caisses disproportionnées, de minuscules toms "chinois", accrochés on ne sait trop comment, de petites cymbales et de toute une quincaillerie de gongs, cow bells et autres bidules sonores. On y inventera la double cymbale activée au pied, dite high-hat, ainsique des pédales et des systèmes de tension de la peau sur les fûts de plus en plus performants. Le matériau de base est le bois sous forme de feuilles collées, sur plusieurs "plis", sous le placage de finition. La batterie des grands orchestres de la période swing, avec Chick Webb ou Sonny Greer chez Duke Ellington ne dépareraient pas au sein des percussions de Strasbourg, avec wood-blocks et timbales symphoniques.
Art Blakey et sa légendaire Gretsch
Avec l'explosion du Be-Bop, et les innovations révolutionnaires d'un Kenny Clarke, en particulier l'abandon progressif des quatre noires égales marquant le temps à la grosse caisse au profit d' une ponctuation plus discontinue, la pulsation de base étant transférée sur la cymbale, Gretsch innove en proposant des modèles, dont le fameux kit "Broadkaster Progressive Jazz", avec des grosses caisses à la taille réduites de 20" à 18", un tom medium et un tom basse, qui deviendront l'archétype de la batterie de jazz, massivement adopté par les stars du genre dans les années cinquante (Art Blakey, Max Roach, Philly Joe Jones, Elvin Jones, Charlie Persip etc...) et qui deviendront pour la marque autant de précieux"endorsers" (1).
C'en est au point qu'une nuit spéciale sera organisée au Birdland pour mettre en valeur les exploits des plus célèbres rythmiciens de l'époque, et leurs batteries Gretsch, dont un modèle spécial, la"Cadillac Green Nitron", sera même conçu à cette occasion. Avec leurs finitions plaquées or, les rares modèles restants figurent parmi les batteries "vintage" les plus recherchées aujourd'hui. (Et oui, il y a aussi des collectionneurs de batteries !).
Il reste de ces torrides soirées, qui attiraient un public nombreux, un double disque intitulé "Gretsch night at Birdland". Après un exposé de standards du be-bop comme "Now is the time", de courts choruses des souffleurs deviennent vite le prétexte à de très longs échanges entre batteurs. (à ne surtout pas manquer dans ce disque le formidable jeu de balais d'Elvin Jones sur le solo de Tommy Flanagan !)
Le disque est passionnant par les comparaisons qu'il permet entre des motifs, des couleurs et des dynamiques aisément différentiables lors d'une écoute attentive. On pourra approfondir cet exercice avec une autre rencontre au sommet, celles qui rassembla pour Atlantic les deux batteurs mythiques du jazz moderne, Elvin Jones et Philly Joe Jones. On y entend de longs développements, chacun des deux batteurs s'accompagnant l'un l'autre, à la tête d'une excellente formation rassemblant Hank Mobley, Curtis Fuller et Wynton Kelly. `
(1) Endorser. De "endorsement", soutien, approbation. Ainsi appelait-on les instrumentistes qui conféraient à telle ou telle marque le droit d'utiliser leur nom ou leur image à des fins promotionnelles et publicitaires. "Untel joue sur...". Sans faire l'objet d'une rémunération particulière, en tout cas pour ce qui concernait les batteries Gretsch, la firme récompensait ses soutiens en nature, en leur fournissant gratuitement sur une base annuelle, kits complets et jeux de cymbales. (Gretsch c'était aussi les réputées cymbales K.Zildjian). Il paraissait dans la presse spécialisée , Downbeat essentiellement, de nombreuses publicités dont on peut encore aujourd'hui trouver les originaux sur internet pour quelques dollars. Certaines, par exemple de la série "Perfectly Matched" pour Ludwig sont restées fameuses.
Et pour Gretsch aussi bien sûr ,"The perfect Match" avec les artistes maison:
"Et là, un jour j'ai vu Philly Joe Jones. Arrivé le dernier, j'ai dû en quelque sorte m'asseoir sur ses genoux, mais il ne s'est aperçu de rien. Il a continué de battre son aire, dans un poudroiement d'opaline, environné de tumulte. Il suffisait qu'il baissât les yeux sur ses caisses pour que leurs peaux se missent à trembler. L'air surchauffé vibrait à l'unisson. Les murs ondulaient en cadence. Le sol se mettait à tanguer. L'été sonnait sa cloche à toute volée. On se tenait à son chapeau pour ne pas perdre l'équilibre."
Ce beau texte d'Alain Gerber à propos de Philly Joe Jones au "Chat qui pêche" à la toute fin des années soixante, est extrait de ses "Balades en Jazz". Il se trouve que j'eus mois aussi à cette époque l'occasion de vivre semblable expérience , à l'écoute rapprochée de la batterie de "Philly Joe" Jones, l'un des plus prodigieux batteurs de toute l'histoire du jazz.
Philly Joe Jones par F.Wolff
Cela se passait au Musée d'Art moderne, lors d'une série de concerts organisés l'après-midi par Daniel Humair. La rumeur avait couru que "Philly Joe" Jones y participerait. Il accompagnait alors le clarinettiste Tony Scott. La foule des grands jours se pressait à l'ouverture de la salle prêtée par le Musée, à peine assez grande pour accueillir tout ce monde. Il n'y avait bientôt plus aucune place et je me retrouvais, je ne sais comment, assis par terre, à quelques centimètres de la caisse claire de Philly Joe.
Le set débuta avec un peu de retard, et ce fut tout à coup venu de la batterie comme un soudain orage de caisses percutées et d'éclairs de cymbales. Les coups pleuvaient, assénés de haut, d'une précision extrême, à la fois rapides et comme au ralenti. Encore aujourd'hui, je ressens encore comme si c'était hier, l'incroyable impression physique procurée en direct par le jeu de Philly Joe Jones, dans toute sa dynamique et l'intensité de sa projection acoustique.
Malgré l'inévitable filtre de l'enregistrement , les disques parviennent à en donner une idée plus ou moins approchante, à commencer par mon favori, l'indispensable "Workin" du quintet historique de Miles Davis, avec Coltrane. On l'y entend introduire à sa manière explosive, "Half Nelson", triomphant emblème be-bop, sur les harmonies du "Lady Bird" de Tadd Dameron. Dans "Trane's blues" la prise de son de Rudy Van Gelder restitue à la perfection dans toute sa brillance et sa richesse spectrale l'attaque de la grande cymbale ride de Philly Joe Jones quand il y entretenait l'imperturbable et sublime pulsation dont il avait le secret en tempo medium.
La plage en trio, "Ahmad's blues", après un l'exposé du thème introduit sur un shuffle de "high hat" mi ouverte, donne lieu à une série de formidables échanges piano/batterie en quatre-quatre, tant aux baguettes que pour finir aux balais, dans l'usage desquels Philly Joe démontre sa maîtrise inégalée.
Tout aussi recommandable pour ressentir tout l'impact et l'intensité du drumming de PJJ, on retrouve cette section rythmique, celle là même de Miles Davis, en accompagnement du saxophoniste californien Art Pepper, dans l'un de ses meilleurs disques. Il s'intitule d'ailleurs comme il se doit "Art Pepper meets the Rhythm Section". Impossible de choisir entre aucune des plages en particulier , elles sont toutes au plus haut niveau, de "You'd be so nice to come home to", à "Star Eyes", en passant par un magnifique "Tin tin Deo".
Il ne faudrait pas oublier qu'en dehors de son rôle de sideman l'un des plus sollicités sur la scène New-yorkaise des années 50-60, avec plus de deux cent disques à son actif,Philly Joe Jones a été également en tant que leader l'artisan de superbes albums, dont un de mes préférés, Showcase, avec en photographie sur la couverture, Philly Joe en personne derrière sa fameuse batterie Gretsch, la marque fétiche des plus grands batteurs de l'époque, d'Art Blakey à Elvin Jones, en passant un peu plus tard par Tony Williams.
Philly Joe Jones est aussi connu pour l'admiration qu'il portait à Tadd Dameron, dont j'ai déjà évoqué la figure dans ce blog. Il y consacra deux fort beaux disques, avec une formation intitulée "Dameronia", longtemps introuvables, et fort heureusement réédités récemment sous le label Uptown.
Encore un autre livre de jazz, intitulé "L'étrange destin de George Genéral Grice Jr., dit Gigi Gryce." Son auteur, Alain Gerber, est bien connu dans le milieu du jazz pour avoir été pendant de nombreuses années un des plus brillants rédacteurs de la revue Jazz Magazine. Ses études et portraits publiés de musiciens restent un modèle de pertinence et d'intelligence critique, alliées à une exceptionnelle qualité d'écriture.
Il est aussi un écrivain réputé, auteurs de très nombreux romans et recueils de nouvelles plusieurs fois primés. On citera entre autres "Une sorte de bleu","La couleur orange", "Les jours de vins et de roses", autant de claires allusions à quelques uns des grands chef-d'oeuvre enregistrés de l'histoire du jazz, ainsi que "Le Jade et l'obsidienne", "Une rumeur d'éléphant", "La petite ombre qui court dans la prairie","Les petites chaises de Myrtiosa, "Le lapin de lune"...
Il fut enfin pendant longtemps le producteur et présentateur d'émissions dédiées au jazz, sur France Musique et France Culture, dont "Black and Blue", et le superlativement passionnant "Le jazz est un roman", devenu culte aujourd'hui, pour tous ceux qui eurent le privilège d'en suivre les épisodes. C'était avant son départ forcé et il faut bien le dire scandaleux de France Musique, par décision de la direction de l'époque, pour une simple question d'âge, paraît-il. C'est un peu comme si on avait expliqué au pianiste Hank Jones ou au batteur Roy Haynes qu'ils étaient désormais trop vieux pour se produire en concert !
Malheureusement, en dépit de pétitions et de protestations issues d'une large communauté d'amateurs et de professionnels, les choses en restèrent là.
Bien heureusement pour nous, Alain Gerber continue à publier. En parallèle à sa production purement littéraire, il est à l'origine d'un nouveau genre tout à fait original que l'on pourrait qualifier de fiction autobiographique, ou de roman vrai du jazz, racontant à la première personne la vie de musiciens célèbres comme Louis Armstrong, Bill Evans, ou Charlie Parker, ainsi que d'autres beaucoup moins connus comme Clifford Brown ou ce Gigi Gryce qui est le héros, à la fois l'objet et le sujet de cette histoire.
Son talent de romancier, doublé d'une érudition peu commune en matière d'histoire du jazz lui permet de reconstituer un très plausible discours intérieur de l'artiste. C'est un peu comme s'il donnait au lecteur accès à tout l' univers mental et affectif de ce dernier, étayé de détails biographiques d'une scrupuleuse exactitude. Suppléant les blancs d'un réel par définition lacunaire, la fiction révèle alors de façon étonnamment convaincante et réaliste toute la singularité d'une trajectoire, la vérité la plus intime et souvent tragique d'un destin, tel le bouleversant "Chet" (Chet Baker).
Alain Gerber a toujours manifesté une particulière affection pour les seconds rôles de l'histoire du jazz, souvent obscurs ou méconnus à des degrés divers. Une des rubriques de l'émission "Black and Blue" s'intitulait "Petit dictionnaire incomplet des incompris". Au nombre de ceux-ci, et la liste serait longue, le pianiste Ellis Larskin, les batteurs O'Neil Spencer ou Donald Bailey, les saxophonistes Joe Maini ou Bill Trujillo, les trompettistes Jabbo Smith ou Don Fagerquist...
Don Fagerquist
Gigi Gryce fait partie de cette catégorie de jazzmen, ni tout à fait dans l'ombre, ni tout à fait dans la lumière, connus et appréciés par une minorité d'amateurs chevronnés. Ce fut aussi malgré tout dans les années cinquante un "musicien pour musicien", souvent sollicité pour ses talents de compositeur et d'arrangeur. Son jeu au saxophone alto, s'il n'a pas la virtuosité d'un Sonny Stitt, a quelque chose d'original et constitue en lui même, tout comme celui de Jackie Mc Lean ou de Lee Konitz, une réponse stylistique à l'épineuse question qui se posait alors aux saxophonistes: comment assumer l'écrasante influence de Charlie Parker, sans tomber dans le piège d'une imitation plus ou moins habile.
J'ai en ce qui me concerne très tôt découvert le nom de Gigi Gryce, associé à celui de Thelonious Monk sur la pochette d'un disque Savoy, en lettres jaunes sur la photo en noir et blanc d'une batterie éclairée par un projecteur. Je suis longtemps resté fasciné par l'image de ce siège vide du batteur, qui enveloppait d'une sorte d'aura de mystère le nom de Gigi Gryce dont on ne savait absolument rien à l'époque.
L'édition originale américaine est en couleurs, mais ne donne pas plus de visage à Gigi Gryce bien que figurant première position dans la liste des autres participants, alors beaucoup plus célèbres. Deux thèmes cependant retiennent l'attention, "Nica's Tempo" et "Social Call", et ce sont justement deux compositions originales du saxophoniste.
Je ne devais à nouveau remarquer la présence de Gigi Gryce qu'un peu plus tard, mais là encore, en tout petit , au dos du disque de Clifford Brown publié par Blue Note, pour une session enregistrée en 1953 avec Art Blakey. On y entend ce magnifique thème intitulé "Minority", une autre composition originale, de Gryce, devenue depuis un grand standard du jazz moderne. (voir en particulier sa reprise par Bill Evans )
Il me faudra attendre de trouver chez Gibert à Paris le New Jazz 8320, intitulé "Sayin something" pour découvrir enfin un portrait de Gigi Gryce.
Quel est donc à la fin cet étrange destin, qu'Alain Gerber nous fait revivre en prêtant sa plume à Georges Général Grice Jr, dit Gigi Gryce, et plus tard Basheer Kusim ?
Le récit, à la première personne, est celui d'une dépossession, vécue comme insupportable, et qui conduira Gigi Gryce à une sorte de paranoïa progressive à l'endroit de ce qu'il finira par imaginer comme une conspiration, entretenue par la complicité passive des artistes, et ourdie par tout un système, qui irait d'intermédiaires peu scrupuleux et cupides aux dirigeants de grandes compagnies phonographiques avides de profit.
On aura compris qu'il s'agit du problème des droits d'auteurs attachés à toute composition musicale, et le jazz n'est en rien une exception. Pour ne prendre qu'un exemple, il semble que le "Take Five" de Paul Desmond, ait fini par mettre son auteur à l'abri du besoin. Certes la plupart des thèmes composés par les jazzmen et devenus des standards du jazz, ne seront jamais autant joués, enregistrés, ni diffusés que les grands standards de Broadway, sans parler de ce "My Way", qu'il a suffi de voir un jour repris par Frank Sinatra pour faire aussitôt le tour du monde et de ce fait enrichir considérablement les ayant-droits.
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Pour autant "This here", ou "Moanin" du pianiste Bobby Timmons, popularisés par le quintet des frères Adderley ainsi que les Jazz Messengers d'Art Blakey ont bénéficié d'une immense popularité. Ces deux thèmes ont fait ou font encore partie du répertoire d'innombrables formations de jazz, et c'est précisément dans l'intention d'en protéger les droits, ainsi que ceux de compositions de Kenny Dorham, Hank Jones, Benny Golson, Duke Jordan, Randy Weston, Booker Little et de quelques autres jazzmen notoires, que Gigi Gryce fonda en 1955, sa propre maison d'édition, nommée Melotone Music Inc.
Malgré tous ses efforts, Gryce ne réussit jamais à rendre son entreprise suffisamment prospère pour assurer à ses auteurs un montant de royalties en rapport avec le succès de compositions devenues fameuses chez les jazzmen, telles que "Are you real", " I remember Clifford", "Just by myself" ou "Step lightly".
Pis, il crut même déceler quelque chose comme une certaine suspicion de la part de ceux, même proches, dont il s'était engagé à défendre les intérêts. Ce qui le mortifia le plus fut de se voir lui même dépossédé un jour d'une de ses compositions, intitulée "Eleanor", pour la retrouver un beau jour signée Stan Getz sous le nom de "Stan's blues". La pratique était courante, disait-on. Même si cela ne risquait pas vraiment d'avoir enrichi l'un ou l'autre, Gryce vécut ce détournement désinvolte comme un manque de considération, une marque de mépris, allant jusqu'à nier son existence même en tant que créateur.
"Ce que je reproche à Stan, c'est moins d'avoir pris mon bien que nié mon existence. Par ce que le préjudice qu'il m'a causé sans le moindre remords, et même comme on l'a vu avec une certaine insistance (donc j'imagine une certaine bonne conscience), jamais il n'aurait seulement songé à s'en rendre coupable au détriment, par exemple, d'Igor Stravinski. Sauf si l'on a affaire à un gangster, semblable déni de justice n'est envisageable que s'il couronne un parfait manque de considération: la certitude qu'en volant un thème de jazz vous ne volez pas grand chose; et la certitude qu'en volant de surcroît, un nègre, vous ne volez pour ainsi dire personne"
Gigi Gryce restera surtout connu pour ses compositions, dont il était fier à juste titre, et ceci explique largement son amertume, ce d'autant que Getz se voit prêter par Gerber, de façon tout à fait crédible compte tenu de ce que l'on sait du personnage, à défaut d'être authentique, le propos suivant:
"Vieux, je ne vais pas t'encourager, par ce que de ma part , ce serait tenter le diable. Il y a déjà bien assez de concurrence dans le métier, pour ne pas donner, en plus, un coup de pouce aux jeunes talents ! Mais comme je ne compose pas ou si peu que rien, et que en tant que saxophoniste, il est clair que tu ne m'arrivera jamais à la cheville, après tout je ne risque pas grand chose à te dire que tu es un putain de tricoteur de thèmes..."
Il suffit pour s'en convaincre d'écouter "Melody Express", "Yvette", "Wildwood", "Mosquito Knees" , par le quartet de Stan Getz, puis plus tard, avec diverses formations ou sous nom, en leader, "Shabozz", "Capri", "Evening in Casablanca", "Blue Lights", "Satellite", "Blue Concept", "Hymn of the orient", "Reunion" ainsi que les déjà cités "Minority" et "Social Call".
Gigi Gryce se rendra une première fois en France, où il suivra les cours d'Arthur Honegger et de Nadia Boulanger, pour revenir aux USA, curieusement, assez désillusionné, semble-t-il, sur le plan de ses capacités musicales, mais en s'étant converti entre-temps à l'Islam, sous son nouveau nom de Basheer Qusam. Il poursuivit et acheva ses études musicales au conservatoire de Boston.
Il reviendra à Paris en 1953, à l'occasion d'une tournée de l'orchestre de Lionel Hampton, avec toute une nouvelle génération de jeunes jazzmen, dont Art Farmer, Clifford Brown, Jimmy Cleveland, Quincy Jones. En dépit de frictions avec Hampton, aux conceptions bien éloignées de celles de tous ces jeunes turcs, et malgré l'interdiction que leur en fit l'irascible vieux leader, il aura l'occasion d'y enregistrer avec Pierre Michelot, Henri Renaud et Alan Dawson de superbes plages restées historiques, dont "Paris the beautiful", "Evening in Paris", "La rose noire" et "Purple Shades".
De retour à New-York, il s'associa ensuite à Art Farmer, avec lequel il enregistrera pour Prestige l'essentiel d'une discographie relativement réduite.
When Farmer Met Gryce The Art Farmer Quintet (1954/5, Prestige OJC-072/P-7085), avec A Night At Tony's , Blue Concept, Stupendous-Lee, and Deltitnu; avecArt Farmer (trpt), Gryce (alt.), Percy Heath (bass), Kenny Clarke (drms), Horace Silver (pno) et Capri , Blue Lights , The Infant's Song , Social Call with Art Farmer (trpt), Freddie Reid (pno), Addison Farmer (bs) and Arthur Taylor (drms).
The Art Farmer Septet (1953/6, Prestige OJCCD-054-2/P-7031), avec des arrangements et des compositions of Gryce and Quincy Jones, dont Mau Mau, Work of Art, The Little Bandmaster, Up In Quincy's Room, Wildwood, Evening in Paris, Elephant Walk, Tiajuana , When Your Lover Has Gone ; Avec Art Farmer (trpt), Jimmy Cleveland (tbn.), Cliff Solomon, Charlie Rouse (tnr), Oscar Estell, Danny Bank (bar.), Quincy Jones, Horace Silver, Barry Harris (pno), Monk Montgomery (el. bs), Percy Heath, Doug Watkins (bs), Sonny Johnston and Arthur Taylor (drms).
Evening in Casablanca -The Art Farmer Quintet (1955, Prestige OJCCD-241-2/P-7017), Forecast, Evening in Casablanca, Nica's Tempo, Satellite, Sans Souci, and Shabozz ; avec Art Farmer (trpt), Gryce (alt.), Duke Jordan (pno), Addison Farmer (bass) and Philly Joe Jones (drms).
Il fondera ensuite avec le trompettiste Donald Byrd un autre quintet intitulé le Jazz Lab, avec lequel il se produira au Festival de jazz de Newport en 1957
Gryce and the Jazz Lab Quintet 1957, Riverside OJCCD-1774-2/RLP-12-229), Love for Sale, Geraldine, Minority, Zing Went the Strings of My Heart, Straight Ahead, Wake Up! ; avec Gryce (alt.), Donald Byrd (trpt), Wade Legge (pno), Wendell Marshall (bs) and Art Taylor (drms).
JAZZ LAB/MODERN JAZZ PERSPECTIVE.
Donald Byrd (trumpet); Gigi Gryce (alto saxophone); Sahib Shihab (baritone saxophone); Julius Watkins (French horn); Benny Powell, Jimmy Cleveland (trombone); Don Butterfield (tuba); Tommy Flanagan, Wade Legge (piano); Wendell Marshall (bass); Art Taylor (drums). Speculation, Over the rainbow, Nica's tempo, Blue concept, Little Niles, Sans Souci, I remember Clifford, Early Morning blues, Elgy, Stablemates, Steppin' out, Social Call, Evening in casablanca, Satellite.
Et ce sera finalement en 1962, après trois albums enregistrés pour New jazz avec Richard Wyands, Richard Williams et Mickey Roker, ("Sayin' Something" ) ainsi qu'un un ultime "Reminiscin", pour Mercury, que quelque chose d'étrange va se passer dans la vie de Gigi Gryce. Etait-ce la déception éprouvée à la suite du peu de succès obtenu dans ses entreprises visant à faire valoir et reconnaître les droits des musiciens de jazz sur leur propres compositions ? Serait-ce une méfiance à l'endroit de tout, qui aurait dégénéré en paranoïa généralisée ?
En imaginant le discours intérieur d'un artiste en pleine crise, Alain Gerber tente avec tout le talent qu'on lui connaît de nous donner la clé de cette dérive, toutes ces choses qui n'arrivent pas par hasard, ce sentiment d'être poursuivi par les sbires de compagnies de disque ayant manigancé de s'approprier les oeuvres éditées, quitte à manipuler dans ce but, Eleanor, sa propre épouse, et jusqu'au repli mystique enfin.
Gigi Grice (le nom hérité de son père) devenu Gigi Gryce, puis enfin Basheer Qusam va tout simplement disparaître de la scène du jazz, sans laisser d'adresse. Personne n'entendra plus jamais parler de lui, et il faut bien admettre qu'à l'époque, personne, aussi bien ses anciens amis musiciens que les journalistes de la presse spécialisée ne cherchèrent à beaucoup approfondir la question. Sa paranoïa l'avait rendu quelque peu infréquentable, et insupportable à ses proches. Les spéculation allèrent un moment bon train, on le dit mort, exilé en Afrique.
Comme l'écrit Gerber "il était quelqu'un dont, somme toute, on pouvait aussi bien se passer". Plus aucune trace donc, à l'exception d'un ultime courrier signé se son nom musulman en 1968, à la revue Down Beat, et qui ne fit l'objet que d'une information sommaire dans celle-ci. On ne sut que beaucoup plus tard que Gigi Gryce, devenu définitivement Basheer Kusim, avait en fait exercé jusqu'à la fin de sa vie une activité d'enseignant dans le cadre de l'école élémentaire n° 53 du Bronx. "Son nouveau métier l'obséda autant, sinon d'avantage, que, jadis son combat pour la propriété artitistique et sa peur de devoir le payer un jour de sa vie".
Il succomba à une crise cardiaque le 14 mars 1983, à l'âge de 57 ans. Ainsi s'acheva l'étrange destinée de Georges General Grice Jr, ex compositeur et musicien de Jazz au début des années cinquante.
Je vous convie bien entendu à la lecture de cette intriguante biographie, au sujet pour le moins inhabituel, qui jette la lumière sur un aspect peu connu de l'univers du jazz. Je recommande enfin pour terminer "Around Gigi", un fort excellent disque de la saxophoniste Géraldine Laurent, en hommage à Gigi Gryce.
Minority, à lors du séjour parisien en 1953, par Gigi Gryce, en compagnie de Clifford Brown:
C'est formidable Internet, parmi un million de choses, on peut sur Youtube tomber sur une archive vidéo montrant le quintet de Louis Hayes à la tête de son "Cannonball Adderley Legacy Band"
Le trompettiste est Jeremy Pelt, le saxophoniste, Vincent Herring, et comme on dit chez les musiciens de jazz, ça joue ! Ca mérite en tout cas qu'on y aille voir de plus près. Un petit tour sur Google suffit pour retrouver la référence de quelques disques relativement récents de Louis Hayes, sur Amazon (1), pour les commander et les trouver dans la boite aux lettres quelques jours plus tard.
Petit rappel sur Louis Hayes pour commencer. La batterie hardbop avait sa Sainte Trinité, en la personne de Max Roach, d'Art Blakey et Philly Joe Jones. Roy Haynes et Elvin Jones, si irréductiblement modernes et atypiques, gardent une place à part.
Louis Hayes, dont j'ai toujours adoré le jeu, en particulier dans le disque "The Cats", de Tommy Flanagan, avec Coltrane, Idress Sulieman et Kenny Burrell, ainsi que dans "Senor Blues" ou "The Backbeat" d'Horace Silver, vient à mon avis aussitôt après comme l'un des plus éminents représentants d'un style fondé au départ par Kenny Clarke.
Natif de Detroit, comme Kenny Burrell, Tommy Flanagan, Barry Harris et Doug Watkins, son palmarès est des plus impressionnants et on trouve son nom associé à de très nombreuses sessions enregistrées à l'apogée de ce style dit hardbop, aux côtés notamment de John Coltrane (The Believer) . Mais il devra surtout sa célébrité au fait d'avoir été le batteur des formations d' Horace Silver et de Cannonball Adderley. Il jouera ensuite en trio aux côtés de Sam Jones avec Oscar Peterson.
J'ai eu l'occasion de l'entendre il y a a quelques années au Hot Brass d'Aix en Provence en compagnie de George Robert et de Tom Harrell. Son jeu est puissant, équilibré, avec comme chez tous les grands batteurs une assise ferme et un contrôle parfait du geste. Les coups de caisse claire, comme chez Philly Joe Jones sont assénés baguettes relevées haut dans un mouvement d'une grande amplitude, les poignets bougeant à peine. La grosse caisse relance et ponctue avec autorité, pendant que la pulsation entretenue aux cymbales, à la régularité imperturbable, offre au soliste un véritable tapis volant.
"Dreamin of Cannonball" a été enregistré en 2001, à l'époque où Louis Hayes constituait avec le saxophoniste Vincent Herring et le trompettiste Jeremy Pelt une formation appelée Cannonball Legacy Band, en hommage bien sûr au célèbre quintette des deux frères Adderley, dont Hayes fut longtemps le pilier rythmique. On y entend le fameux Work Song (repris par Claude Nougaro sous le nom de "Sing-sing"), ainsi que plusieurs thémes emblématiques du quintet ("The Chant", "Jive Samba", "Scotch and Water", "Del Sasser", "The Chant"). La musique comme on pouvait s'y attendre est d'une belle énergie, Louis Hayes comme Art Blakey avec ses Jazz Messengers, prend un plaisir manifeste à propulser deux brillants solistes de la jeune génération
De la même année 2001, "The Candy Man" offre une semblable dynamique, avec une autre formation composée d'Abraham Burton au saxophone ténor, Riley Mullin à la trompette, Dave Hazeltine au piano, Santi De Briano à la contrebasse. Après un brillant "Pentagon" composé par Hazeltine, la reprise de "Pyramid" constitue un hommage du leader à son autre illustre employeur, Horace Silver, qui avait composé ce théme pour son disque "Further explorations". Comme d'autres compositions de Silver, le thème est absolument superbe dans sa construction, et comporte un petit motif envoûtant qu'on ne peux s'empêcher de conserver en mémoire ou de réécouter en boucle. "Safari" constitue sur un tempo enlevé, un autre hommage à Horace Silver, dont on trouvera une version dans le même "Further explorations". Mais le sommet du disque est sans doute un intrigant et magnifique thème du pianiste Freddie Redd, intitulé "The Thespians", à écouter aussi dans sa version originale (Shades of Redd, Blue Note 14375)
Pour finir encore une nouvelle formation du batteur, décidément à géométrie variable, "The Jazz Communicators", clin d'oeil évident à plus d'un titre, aux "Jazz messengers", par le style d'ensemble, le répertoire, mais surtout comme le faisait le vétéran Art Blakey, par le fait de toujours s'entourer des plus créatifs parmi les musiciens des nouvelle générations du jazz, ici Abraham Burton et Santi de Briano à nouveau, ainsi que Mulgrew Miller et Steve Nelson, dont le vibraphone donne à l'ensemble une couleur orchestrale très particulière. Lou's Idea, énergique composition du batteur, le Curtain Call de Barry Harris, Soul Eyes de Mal Waldron, ainsi que le célèbre "Bolivia" de Cedar Walton en sont les moments forts, prouvant que le jeune batteur de Detroit n'avait au moment de cet enregistrement rien perdu de sa vitalité.
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(1) On les trouve à prix plus que correct sur Amazon, où des fonds entiers de CD, pour la plupart d'inestimables collectors, se retrouvent, mais pour combien de temps encore, bradés à quelques euros chez quelques revendeurs, le plus souvent aux USA, ou au Royaume Uni.
Je suppose qu'il s'agit d'un déstockage massif d'invendus de la part des grandes compagnies éditrices. Il a du se créer un marché de niche, qui trouvera toujours preneur chez quelques fous dans mon genre. De par son ampleur, Internet permet une rentabilité sur les petites quantités de produits peu demandés. C'est ce qu'on appelle l'effet "Long Tail", expression utilisée par Chris Anderson en 2004 pour décrire précisément une part de l'activité de compagnies telles qu'Amazon. Selon cette théorie, il semblerait en effet , et ceci vaut pour les disques et les livres, que la demande totale des articles peu demandés dépasse la demande totale des articles très demandés.
On trouvait bien pour 10 francs fin des années soixante à Paris chez Gibert-Jeune de la place Saint-Michel des 33 tours originaux, de marque Prestige (tous les Coltrane) ou Riverside (tous les Monk), avec leur lourde pochette cartonnée.
A cette exception, les disques américains en édition originale étaient rares et chers à l'époque. Aujourd'hui quelques clics suffisent pour retrouver en quelques jours à prix modique dans sa boite aux lettres des titres qu'eussent convoités les plus pointus et les plus fortunés des collectionneurs.
Il est au reste intéressant de noter qu'en ce qui concerne le jazz, mais cela vaut aussi pour le classique, le vendeur indique souvent par exemple "2 ex. left order soon !" . Ce qui signifie qu'une fois les deux exemplaires restants vendus, la référence deviendra chez lui indisponible pour un temps indéterminé, voire définitivement.
Open jazz est une émission quotidienne dédiée à l'actualité du jazz, produite par Alex Dutilh et diffusée tous les jours, sauf le week-end, sur France Musique après les informations de 19 heures. La programmation permet de découvrir en avant première nouveautés et rééditions, dont le nombre témoigne s'il en était besoin, de l'extraordinaire vitalité de la scène jazz mondiale.
Dans la programmation de l'édition du 6 avril dernier, figurait "On the Ginza", à l'occasion d'une réédition de "Ugetsu", par Art Blakey et ses Jazz Messengers, enregistrés au célèbre Birdland, littéralement "le pays de l'oiseau", un des club new yorkais les plus fameux. L'oiseau aujourd'hui s'est envolé, il s'appelait Charlie Parker, et son ombre immense plane encore sur cet endroit mythique, à proximité de la cinquante-deuxième rue et de ses clubs, aujourd'hui disparus, où le be-bop s'inventait dans la fièvre et l'exaltation des commencements.
L'enregistrement rassemble une des meilleures formations jamais réunies par Art Blakey, dans une captation en direct, où la présence chaleureuse du public porte l'expressivité communicative à son plus haut degré d'incandescence.
Y eut-il jamais , s'il en était besoin, plus puissant remède à la mélancolie, que ces jubilantes fanfares hardbop, exposées à l'unisson sous les coups de boutoir et les fracas du batteur sorcier ?
Je ne me lasserai personnellement jamais de la façon dont Art Blakey galvanise à tout instant ses troupes, ni de sa manière de moduler la dynamique et l'intensité en distribuant sans parcimonie du pied et des mains, fills explosifs aux toms, éclats de cymbale et pressing rolls de fin du monde, en contrepoint de la pulsation principale.
Voici donc au menu des réjouissances:
"One by One" : Après une introduction par le célèbre nain Pee Wee Marquette, qui était alors le Monsieur Loyal du Birdland, le set démarre sur le thème de Wayne Shorter sur un afterbeat marqué, rappelant celui de la célébrissime "Blues March".
"Ugetsu": est une composition "orientalisante" très caractéristique de la manière de Cedar Walton, avec un puissant motif rythmique récurrent plaqué en accords d'où émerge périodiquement la légendaire pulsation du leader sur la grande cymbale ride. On pense bien sûr au "Tokyo Blues" ou au "Too much saké" du quintet d'Horace Silver
"Time Off" : de Curtis Fuller est l'occasion pour celui-ci de démontrer toute sa capacité à phraser de façon fluide sur un uptempo, ce qui au trombone représente le défi permanent de savoir concilier articulation et vélocité avec la souveraine aisance des plus grands.
"Ping Pong", le bien nommé expose un motif rythmique qu' Art Blakey s'amuse à reprendre en rim shots sur le cercle de sa caisse claire, en imitation du son produit par rebond de la balle.
La fameuse photo de Francis Wolff, utilisée pour la
pochette du disque "The Big Beat", Blue Note BLP 4029
"I didn't know what time it was", la très belle ballade de Rodgers et Hart, fournit à Wayne Shorter l'occasion de déployer un solo lyrique et inspiré, se concluant par une impressionnante rentrée de toute la formation juste avant que la coda ne vienne mettre en valeur toute la vibrante plénitude de la colonne d'air du saxophoniste.
"Eva", encore une de ces composition majestueuses en tempo lent , dont Wayne Shorter a le secret, "The High Priest" de Fuller,et "Conception" ne figuraient pas dans l'édition originale, ainsi que le fameux "The Theme", par lequel Miles Davis avait l'habitude d'annoncer la fin de ses sets.
Il est amusant de noter qu'Ed Sherman, en introduction du texte pochette de l'édition vinyle originale, les fameuses liner notes, trouvaitdifficile à croire qu'une formation dirigée par un batteur, aussi fameux qui plus est, pût devant une audience new-yorkaise "hip", enregistrer tout un disque sans prendre un seul solo de batterie. Ce disque en était la preuve à ses yeux, mais l'aventureuse hypothèse s'effondre dans "The Theme" à l'écoute du long et roboratif solo dont Art Blakey ainsi qu'à l'accoutumée, régala en fait ce soir là son auditoire.
"On the Ginza"est pour finir une composition de Wayne Shorter, trop méconnue, comme le soulignait à juste titre Alex Dutilh, et qui mériterait d'être reprise aussi souvent qu'ont pu l'être "Lester left town", "Foot prints" ou "Speak no Evil". Le thème sonne magnifiquement, exposé par cette même front line de rêve, soutenue par Cedar Walton et Reggie Workman, qui rend abolument indispensables tous les albums Blue Note d'Art Blakey où elle figure. On pense en premier lieu à "Buhaina's delight", mon favori, mais aussi bien sûr à "Mosaïc", "Indestructible" et "Free For All". En introduction, Blakey prend soin d'expliquer que Ginza est le quartier commercial de Tokyo, un peu l'équivalent de nos Champs Elysées. Il n'omet pas au passage sa plaisanterie favorite, qu'il répétait à chaque concert: "In this tune we feature... no one in particular".
Puisqu'il est question du Japon, vers lequel malheureusement tous les regards se tournent en ce moment, je terminerai ce billet en rappelant que les jazzmen en activité à cette époque avaient tous une prédilection pour ce pays, au point de s'y produire en concert et d'y enregistrer de nombreux disques, (Modern Jazz Quartet, Duke Jordan, Milt Jackson, John Coltrane, Miles Davis, Joe Henderson etc...)
Cette fascination s'explique par une certaine réciprocité de la part des amateurs de jazz nippons, par lesquels ils étaient manifestement mieux considérés que dans leur propre pays, au point même pour certains d'acquérir un le statut de ces "trésors vivants", réservé aux plus vénérés et rafffinés détenteurs des savoir-faire traditionnels dans la société japonaise.
C'était vrai pour Elvin Jones ou Tommy Flanagan par exemple et c'est encore à ma connaissance le cas pour l'un des derniers survivants de cette période, le grand Barry Harris. Art Blakey enregistra "Ugetsu", (dont il nous dit aussi en introduction que c'est le mot japonais pour "fantaisie") au retour d'une tournée à coup sûr triomphale en ce pays. Une autre preuve en serait un deuxième disque enregistré pour Riverside, un peu moins connu et intitulé tout simplement..."Kyoto".